Arrêtez de vouloir « résister » à Trump
Après huit ans d’échecs, l’opposition à Donald Trump doit abandonner la résistance totale et repenser ses stratégies pour contrer un mouvement devenu incontournable.
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Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigé par Peggy Sastre, a été publié le 22 janvier dans Le Point.
Lorsqu'à l'automne 2016, Donald Trump a été élu président pour la première fois, son accession à la plus haute fonction du monde a été considérée comme une anomalie. Il avait affronté une adversaire démocrate à la cote de popularité particulièrement basse. Il avait perdu le vote populaire. Toutes sortes de rumeurs évoquaient un coup de main de puissances étrangères. Et puis, il y avait la nature de sa base électorale : très lourdement appuyée sur un électorat blanc âgé. Elle était largement vue comme le dernier soubresaut d'un bloc démographique dont l'importance était fatalement vouée au déclin les années suivantes.
Tous ces facteurs ont alimenté un discours bien particulier sur la meilleure manière de s'opposer à la présidence de Trump : par la résistance totale. Si Trump avait accédé à la Maison-Blanche par un concours de malheureuses circonstances, alors la meilleure manière de neutraliser le danger qu'il représentait pour la démocratie américaine était sans doute de s'y opposer de toutes les façons possibles.
Un éventail de tactiques anti-Trump vouées à l'échec
L'objectif du mouvement de « résistance » était d'empêcher Trump de s'emparer de nos institutions ou de devenir suffisamment « normalisé » pour s'implanter de façon permanente dans la politique américaine. Si ses opposants réussissaient à survivre à cette période isolée de grand danger, tout reviendrait ensuite à la normale.
Le paradigme de la résistance totale a inspiré un vaste éventail de tactiques. Certaines étaient contre-productives, voire totalement délirantes. Pendant la transition, des universitaires tout ce qu'il y a de plus sérieux ont appelé le collège électoral à installer Hillary Clinton à la présidence alors qu'elle avait perdu l'élection. Des journalistes d'information sur MSNBC ont passé des mois et des années à affirmer ou à insinuer que Trump était réellement un agent russe.
Certains mouvements de protestation ont tenté de gagner les cœurs et les esprits ; beaucoup d'autres eux ont sciemment refusé de faire appel à quiconque aurait pu voter pour le président. Tel était l'état d'esprit prédominant parmi de nombreux progressistes : les gens qui avaient voté pour Trump, m'ont expliqué nombre de mes amis et de mes connaissances, étaient des racistes et des fanatiques irrécupérables. Tenter de les faire changer d'avis était vain, voire moralement suspect. La seule question valable était comment se mobiliser en force pour les vaincre.
La résistance totale : une stratégie défaillante
D'autres tactiques inspirées de la stratégie de résistance totale étaient (ou du moins promettaient d'être) plus subtiles et d'une plus grande efficacité. L'idée que la plupart des Américains tenaient en haute estime certaines catégories d'experts se revendiquant non-partisans était par exemple encore largement répandue. Beaucoup d'opposants à Trump ont cru, par conséquent (comme moi, à l'époque), que convaincre des centaines d'anciens juges ou d'anciens officiers militaires de dénoncer Trump pourrait avoir un réel impact sur l'opinion publique.
D'énormes efforts ont été déployés pour publier toute une série de lettres ouvertes dans lesquelles ce genre de personnes, brandissant leur expérience professionnelle et leur position non-partisane, mettaient le public en garde contre divers aspects de l'administration Trump.
Et puis, évidemment, il y a eu les incessantes tentatives d'enquêter sur Donald Trump ou de le destituer. Il y a eu l'enquête de James Comey sur ses liens avec la Russie et celle, très longue, du procureur Robert Mueller. Il y a eu les enquêtes du Congrès sur tout ce qu'on peut imaginer, de ses déclarations d'impôts à ses réactions au Covid-19. Il y a eu, en 2017, une tentative par les démocrates de la Chambre des représentants de lancer un processus de destitution après les remarques de Trump sur le meeting « Unite the Right » de Charlottesville puis des appels à en lancer un autre en 2018 en invoquant la « clause des émoluments » prévue par la Constitution américaine.
Vouloir sauver la démocratie est loin d'être une mission simple
Ensuite, il y a eu la première procédure de destitution concernant la demande de Donald Trump à Volodymyr Zelensky d'enquêter sur les affaires conduites par Hunter Biden en Ukraine comme condition à l'aide militaire américaine. Et évidemment, la seconde procédure de destitution, initiée après l'assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021, alors qu'il ne restait plus que quelques jours de mandat à Donald Trump.
Il se trouve qu'aucune de ces tentatives de s'opposer au milliardaire ne s'est avérée particulièrement efficace. Pour ce qui concernait les procédures et les exigences qui violaient de façon flagrante les coutumes qu'elles prétendaient défendre, c'était d'autant plus prévisible. Il est absurde de laisser entendre que vous pouvez sauver la démocratie en exhortant des membres du collège électoral à renverser le résultat d'une élection. Sauver le pays des « fake news » en allant dire à la télé, soir après soir, que vous avez des preuves que le président est en réalité un agent étranger alors que ce n'est pas vrai n'est pas beaucoup mieux.
Mais même certaines des tactiques qui semblaient raisonnables à l'époque se sont montrées inefficaces. Par exemple, il s'avère que les anciennes divisions politiques ne comptent plus lorsqu'un personnage aussi polarisant que Trump transforme la majeure partie de la vie publique en référendum sur sa personne. Pour les élites politiques, les vieilles divisions entre démocrates et républicains avaient encore une profonde signification en 2016.
Par conséquent, la volonté des experts qui penchaient historiquement vers le Parti démocrate et de ceux qui penchaient vers le Parti républicain de dénoncer Trump d'une seule voix a semblé une indication objective du danger qu'il représentait. Mais un grand nombre d'électeurs s'étaient rendu compte à ce stade que l'arrivée de Trump sur la scène politique avait poussé de force les démocrates et les républicains traditionnels dans le même camp. Aussi injuste que cela puisse paraître, ces électeurs ont donc rejeté en bloc les condamnations « bipartisanes » de Trump.
L'indifférence populaire pour seule réponse
Beaucoup des enquêtes sur Trump et des tentatives de destitution dont il a fait l'objet étaient basées sur le même genre d'illusions. Elles partaient du principe qu'une partie des informations qu'elles exhumaient, ou qu'un certain niveau d'attention qu'elles suscitaient, allaient forcément conduire à un point de rupture. Le public apparemment largement immunisé au caractère scandaleux de son comportement allait enfin comprendre à quel point il était anormal. Les républicains hésitants qui haïssaient secrètement l'homme qui avait usurpé leur parti trouveraient soudain le courage de leurs convictions et se joindraient à leurs collègues démocrates pour l'évincer du pouvoir.
Mais ces points de rupture n'ont jamais été atteints. De nombreux Américains sont restés indifférents aux supposés méfaits de Trump. Presque tous les sénateurs républicains qui faisaient part, en privé, de l'horreur qu'il leur inspirait l'ont soutenu lorsque le moment du vote décisif est venu. Chacune de ces tactiques s'est avérée avoir ses défauts particuliers. Mais plus fondamentalement, elles ont toutes échoué parce qu'elles étaient ancrées dans une analyse erronée de la situation. Car comme l'a montré la retentissante réélection de Trump, son succès n'avait rien d'une anomalie.
Cette fois, Trump a remporté le vote populaire. Il s'est montré capable de vaincre Kamala Harris alors qu'elle avait beaucoup moins de casseroles politiques que Hillary Clinton et ne faisait pas l'objet d'une enquête du FBI susceptible de lui nuire. Rien ne laisse croire qu'une quelconque interférence d'adversaires étrangers ait fait une différence concrète dans le résultat de l'élection.
Plus frappant encore, l'hypothèse selon laquelle, politiquement, Trump n'attirerait qu'un seul segment démographique électoral sur le déclin – hypothèse largement considérée comme valide ces deux dernières années, même parmi les plus éminents spécialistes des sciences politiques du pays – s'est avérée méchamment fausse. Contrairement à celui de 2016, en 2024 son électorat s'est largement appuyé sur des citoyens latinos, d'origine asiatique, amérindiens et même afro-américains.
Une base électorale plus diversifiée qu'il n'y paraît
Tout cela signifie que la tâche à laquelle sont confrontés les opposants de Trump est beaucoup plus difficile qu'il n'y paraissait en 2016. La certitude que la diversification de l'électorat américain finirait inévitablement par rapporter la victoire aux opposants de Trump paraît désormais d'une naïveté totale. Les idées les plus évidentes pour s'opposer à lui ont été testées et se sont révélées défaillantes.
Plutôt que de « se contenter » de survivre à une urgence ponctuelle de quatre ans à laquelle est confrontée la république, ses opposants feraient mieux de chercher le moyen de battre un mouvement politique qui attire des membres de tous les grands groupes démographiques – et menace désormais de se transformer en force dominante de toute une ère politique.
Je vais être honnête : je n'ai aucune solution à proposer. Et après avoir parlé à un certain nombre d'éminents politiques et stratèges démocrates ces dernières semaines, j'ai la forte impression qu'aucun d'eux n'en a non plus.
Pour l'instant, les nouvelles idées se font rares. Mais l'échec de la résistance offre quelques leçons préliminaires d'un genre plus indirect : il peut nous montrer les erreurs que nous ne devons plus commettre et nous donner des indices sur la forme que doit prendre une opposition efficace à Donald Trump.
Demander des comptes sans hystérie
Pour ses détracteurs, le langage extrême de Trump et son comportement erratique sont pratiquement une invitation à tomber dans les excès rhétoriques. Mais il est évident depuis longtemps qu'il fait ses choux gras des exagérations de ses adversaires. Rien de mieux pour le placer bien au centre du débat public. Cela montre que certaines des institutions les moins populaires du pays, notamment ses médias les plus connus, semblent vouloir sa peau.
Trop souvent, cela détourne même l'attention de ses actes véritablement dangereux ou impopulaires : si absolument tout, des plaisanteries sur le « gouverneur » Justin Trudeau aux attaques sérieuses contre la séparation des pouvoirs, est présenté sur le même plan de l'extrême gravité, de nombreux Américains ne peuvent que conclure faussement que rien de ce qu'il fait n'est réellement dangereux. Les opposants de Trump feraient bien d'évoquer ses manquements dans des termes mesurés et nuancés et de réserver le déchaînement de leur indignation aux paroles et aux actes qui méritent réellement ce type de condamnation.
La même chose est valable pour certaines tentatives peu judicieuses de demander des comptes. Les démocrates doivent utiliser leurs voix au Congrès pour s'opposer aux mauvaises décisions politiques et apporter de meilleures solutions aux problèmes du pays. La surveillance du gouvernement compte pour une part importante de ce rôle. Ils doivent exiger que l'administration tienne les promesses de Trump de réduire l'inflation, de créer des millions d'emplois industriels et d'augmenter le niveau de vie des Américains ordinaires.
Et oui, ils doivent aussi enquêter au moindre soupçon de malversation. Mais ils doivent également rester réalistes quant à ce que ce type d'enquête peut accomplir et éviter de les transformer en des spectacles inefficaces qui seront largement vus comme des démonstrations de vertu partisanes.
À l'époque où les démocrates ont lancé leur première procédure de destitution de Trump, j'ai avancé que cette tentative allait se révéler contre-productive si, comme il était fort probable, elle débouchait sur un acquittement. Destituer un président pour marquer le coup dans les livres d'histoire n'a pas tellement de sens cela a pour conséquence de lui faire encore plus de place dans ces mêmes livres.
Pour le même genre de raison (et ce même après 2026 si les démocrates reprennent le contrôle de la Chambre des représentants), le Congrès doit, dans le cadre de sa fonction de supervision, se consacrer à empêcher de réels abus de pouvoir et non à créer des effets dramatiques qui feraient miraculeusement disparaître Trump de la scène politique.
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Les urnes comme seul moyen de battre les démagogues
Ce qui me conduit à la leçon la plus importante à en tirer. Depuis l'émergence de Trump, une bonne partie de l'énergie de ses opposants a été consacrée au moyen de trouver un habile antidote à sa popularité (parfois, les écrits de la #Résistance confinent au style racoleur des publireportages tels que « voici l'astuce pour vaincre les populistes autoritaires que les spécialistes de la politique veulent vous cacher ! ») Mais dans une démocratie, de tels antidotes n'existent pas. Au bout du compte, le seul moyen de battre des démagogues comme Trump, ce sont les urnes.
Selon de récents sondages Trump n'a jamais été aussi populaire qu'aujourd'hui, pas même le jour de sa réélection. Même les jeunes électeurs, dont les stratèges démocrates ont longtemps pensé pouvoir compter sur le soutien écrasant, sont plus sensibles à son charme qu'auparavant. Mais ce qui est frappant, ce n'est pas tant qu'à peu près le même nombre de gens voient Trump sous un jour positif que ceux qui le voient sous un jour négatif.
C'est que de nettes majorités d'Américains désapprouvent le bilan de Joe Biden et de Kamala Harris, ont une vision négative du parti démocrate, éprouvent une profonde méfiance vis-à-vis des institutions, du Congrès à l'université de Harvard, et détestent les médias généralistes tels que CNN et The New York Times.
La question essentielle pour quiconque pense, comme moi, que certaines choses précieuses valent la peine d'être préservées dans nos institutions, n'est pas « pourquoi l'aiment-ils, lui ? », mais « pourquoi nous détestent-ils, nous ? » Tant que le parti démocrate – et le monde plus vaste de l'establishment américain avec lequel il est profondément associé dans l'esprit des électeurs – ne sera pas capable de donner une réponse honnête à cette question (et d'agir en conséquence), toutes les habiles tactiques sur la manière de résister à Trump seront vouées à l'échec.
Ceux qui espèrent modifier la trajectoire de la politique américaine doivent comprendre pourquoi tant de leurs compatriotes – jeunes et vieux, gays et hétéros, blancs, Latinos et Amérindiens – ont rejeté les apparentes certitudes sur lesquelles sont construites nos institutions les plus précieuses. Et cela signifie prendre au sérieux l'idée que si l'homme qui s'est montré si capable de canaliser leur colère est un charlatan qui ne sert que ses propres intérêts, cette colère a tout de même de bonnes raisons d'être.
Écouter avec l'esprit et le cœur ouverts ceux avec qui nous sommes en fondamental désaccord ne répond pas aux interrogations sur la bonne manière de s'opposer à Trump. Mais tant que ses opposants n'accepteront pas de regarder le pays tel qu'il est et d'entrer dans un dialogue avec leurs compatriotes dans un esprit d'amitié civile, cette réponse continuera de leur échapper.
Repenser l'opposition : écoute et action pragmatique
Les droits ordinaires des citoyens démocrates restent un outil important de l'arsenal de ceux qui cherchent à s'opposer à Trump. Si l'administration fait quelque chose de réellement scandaleux, ses opposants devront être prêts à écrire à leurs représentants ou à descendre dans la rue. Lorsque les prochaines élections arriveront, ils devront envisager de soutenir une campagne locale en laquelle ils croient ou même de se présenter eux-mêmes.
L'administration Trump va probablement abuser de son pouvoir de diverses manières, et l'existence d'une société civile active reste importante pour limiter les dégâts que cela pourrait causer à des valeurs constitutionnelles traditionnelles comme la séparation des pouvoirs.
Mais la stratégie de résistance totale, qui a échoué ces huit dernières années, est encore moins susceptible de réussir au cours des quatre prochaines. Crier toujours plus fort que Trump est un affreux ne va faire changer d'avis à personne. Et à moins qu'un grand nombre d'Américains ne retournent leur veste ces prochaines années – pas seulement sur le sujet des mérites de Donald Trump, mais aussi sur la fiabilité des institutions les plus cruciales du pays – la présidence de Trump ne sera que le prologue d'une épopée bien plus longue.
Oui. D'accord. Bien dit. Mais je crains que vos amis soient incapables de suivre vos conseils. Peu d'entre nous sont vraiment capables de tirer les bonnes conclusions de l'experience de la vie.