Gare aux marchands de rage
Résistez aux mauvais acteurs, à gauche comme à droite, qui utilisent la tragédie de cette semaine pour trouver de nouvelles excuses à la violence politique.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 17 septembre dans Le Point.

Cela faisait longtemps que l'état de l'Amérique ne m'avait pas rendu aussi pessimiste. Dans les heures qui ont suivi l'assassinat de Charlie Kirk, une poignée de sociopathes ont célébré son exécution. Des meutes sur Bluesky jusqu'au nouveau président de l'Oxford Union, certains n'ont pas hésité à se réjouir publiquement de la mort d'un homme qu'ils tenaient pour un ennemi politique.
Malgré tout, la réaction immédiate à l'assassinat de Charlie Kirk a été, dans l'ensemble, une vague de dégoût. Pendant quelques heures, on a pu croire que le pays restait encore capable de s'entendre sur l'évidence : un meurtre gratuit ne se justifie pas. Et certains responsables politiques ont su trouver les mots justes, appelant leurs partisans à calmer les esprits et à se souvenir que même l'adversaire reste un être humain.
Dans une vidéo remarquée, Bernie Sanders a admis être « en profond désaccord [avec Kirk] sur presque toutes les questions ». Mais il a aussi salué son engagement dans le débat public et adressé ses condoléances à sa veuve. « La violence politique, a-t-il martelé, est une lâcheté politique. Elle traduit votre incapacité à convaincre du bien-fondé de vos idées, ce qui vous oblige à les imposer par la force. »
Lors d'une conférence de presse aux côtés du FBI et des forces de l'ordre locales, Spencer Cox, gouverneur républicain de l'Utah, s'est montré tout aussi solennel. Aux jeunes Américains, il a rappelé qu'ils « héritaient d'un pays où la politique a tout de la rage ». Avant de les exhorter à bâtir une culture radicalement différente de celle dont nous sommes en train de souffrir, « non pas en faisant comme si nos désaccords n'avaient pas d'importance, mais en les assumant ».
Mais tandis que Sanders et Cox invoquaient notre part d'ange, la machine infernale des réseaux sociaux réveillait nos pires démons. En moins de 48 heures, les voix dominantes avaient retrouvé leur refuge le plus confortable : haïr quiconque pense autrement.
Ces dernières années, des actes de violence politique d'une horreur inouïe ont visé des personnalités de tous bords. Pourtant, une large partie de la droite a saisi l'occasion pour imposer une vision manichéenne du monde. Des figures influentes ont ouvertement proclamé qu'elles utiliseraient l'assassinat de Kirk pour légitimer des mesures répressives inédites.
Assimilant les universités à des madrasas, Stephen Miller, adjoint du chef de cabinet à la Maison-Blanche, a tonné : « Peu importe la manière – que ce soit une inculpation au titre de la loi RICO [initialement conçue pour poursuivre le crime organisé, NDLR], une accusation de complot, de complot contre les États-Unis, d'insurrection –, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour démanteler les organisations et les entités fomentant des émeutes, qui divulguent des informations confidentielles, tentent d'inspirer le terrorisme et commettent des actes de violence gratuite. »
Elon Musk fut plus brutal encore, balayant toute illusion d'« unité » au profit d'une logique de « victoire » : « Soit nous ripostons, soit ils nous tueront », a-t-il tweeté. Pendant ce temps, une large frange de la gauche s'appliquait à trouver toutes les raisons possibles de ne ressentir aucune sympathie pour un adversaire aussi virulent que Kirk. Sur les réseaux sociaux, des publications virales ont sciemment déformé ses propos. Écrivains en vue et personnalités médiatiques ont ainsi prétendu qu'il avait appelé à lapider les homosexuels ; or, la vidéo complète montre qu'il citait un verset tristement célèbre du Lévitique justement pour démontrer pourquoi la politique ne devrait pas se fonder sur des passages isolés de la Bible.
En réalité, la seule chose devenue insupportable, aujourd'hui, c'est de reconnaître la moindre parcelle de décence chez quelqu'un du camp opposé. Dans un discours remarquable, Cox avait pourtant livré un message profondément humain sur la nécessité de combattre le mal qui nous entoure. En tant que gouverneur de l'Utah, il confiait avoir espéré « que si cela devait arriver ici, ce ne serait pas l'un d'entre nous, mais quelqu'un venu d'un autre État, quelqu'un venu d'un autre pays. Malheureusement, cette prière n'a pas été exaucée comme je l'espérais, car cela aurait été trop facile de penser : “Voyez, on ne fait pas ça par chez nous.” »
Mais sur les réseaux sociaux – et jusque dans des magazines se voulant sérieux –, la machine à rage s'est aussitôt emballée, tordant ces paroles sincères pour en faire un prétendu appel à la haine. Un tweet tronqué, supprimant la mention d'« un autre État », a suffi pour faire croire que Cox visait les immigrés. Résultat : plus de 19 millions de vues à l'heure où j'écris ces lignes.
Cette semaine est de celles qui pavent la route vers l'enfer. Comme le soulignent depuis longtemps les spécialistes des guerres civiles, la violence politique trouve toujours des prétextes. Déshumaniser jusqu'à faire d'un meurtre un acte « justifiable » n'est jamais immédiat. La descente vers la violence de masse commence quasi invariablement par une étape plus sournoise : les entrepreneurs du conflit présentent leurs adversaires comme si déterminés à nuire que la violence apparaît comme le seul moyen réaliste de légitime défense.
Nous vivons aujourd'hui dans un pays où des millions de citoyens, des deux côtés du clivage partisan, se sont laissés convaincre de cette croyance mortifère. Et c'est cela, plus que tout le reste, qui me fait craindre aujourd'hui pour l'avenir de notre nation.
En ces heures sombres, rappelons-nous que la plupart des Américains ne sont pas des sociopathes consumés par la haine de quiconque pense autrement. La plupart ne se félicitent pas de la violence politique, même lorsqu'elle frappe ceux qu'ils jugent être la « bonne » cible. Mais la minorité qui se repaît de chaos et de violence s'acharne à nous aspirer dans sa logique perverse.
Ces derniers jours, les marchands de haine ont engrangé de très préoccupantes victoires. Un seul devoir politique s'impose en ces temps obscurs : leur résister, d'où qu'ils viennent et quel que soit le manteau idéologique dont ils peuvent se parer.