La fin de la politique «Silicon»
La rupture publique entre Trump et Elon Musk est symptomatique de l'incapacité de Trump à maintenir la large coalition à laquelle il doit sa réélection.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 12 juin dans Le Point.
Voilà que le monde assiste, médusé, à l'implosion du mariage politique du siècle – et elle est aussi bruyante que sa nuit de noces.
Ces derniers mois, Donald Trump, homme le plus puissant du monde, et Elon Musk, homme le plus riche, formaient un tandem improbable. Musk a versé des sommes colossales dans la campagne du président réélu, l'a couvert de louanges sur son propre réseau social et a mis ses affaires entre parenthèses pour diriger le département de l'Efficacité gouvernementale (Doge). En échange, Trump lui a délégué des pouvoirs inédits sur l'administration fédérale, a multiplié les mises en scène communes dans le Bureau ovale et l'a laissé réprimander des ministres en direct. Rien ne symbolisait mieux la supposée « inversion de la vapeur » que ce duo : Trump, ex-paria des élites, pouvait désormais s'appuyer sur le soutien inconditionnel de l'entrepreneur le plus en vue de la planète – et d'une part non négligeable de la Silicon Valley.
Dès le début, le ménage Trump-Musk avait tout du cocktail explosif. Deux ego surdimensionnés, deux tempéraments notoirement imprévisibles : nul besoin d'être devin pour anticiper qu'une alliance si ostensiblement harmonieuse tournerait court – et mal. Ce qui surprend, en revanche, c'est la fulgurance avec laquelle leur bromance tapageuse a pu dégénérer en guerre ouverte.
Il y a une semaine, Musk a annoncé son départ de Washington, et les deux hommes ont donné une dernière conférence de presse depuis le Bureau ovale. Quelques jours plus tard, un article du New York Times, s'appuyant apparemment sur des sources proches de Trump, a relaté l'étendue de la consommation présumée de drogue de Musk. Puis, mardi, Musk s'est publiquement opposé au projet de loi budgétaire « grand et beau » de Trump, qui entraînerait à la fois une importante réduction des impôts et une augmentation massive de la dette publique.
Mais c'est hier que la dispute s'est vraiment envenimée. Lors d'une conférence de presse avec le chancelier allemand Friedrich Merz, Trump a répondu aux critiques de Musk sur son projet de loi budgétaire, suggérant qu'« Elon est contrarié parce que nous avons supprimé l'obligation d'utiliser des véhicules électriques, ce qui représente beaucoup d'argent pour les véhicules électriques... Je sais que cela l'a perturbé ».
La colère de Musk a grandi d'heure en heure. Il a d'abord déclaré à ses 220 millions d'abonnés sur X que les États-Unis pouvaient choisir entre un « projet de loi grand et laid » et un « projet de loi mince et beau », exhortant les législateurs républicains à rompre avec Trump pour soutenir ce dernier. Au fil de la journée, Musk a commencé à attirer l'attention sur les liens présumés entre Trump et Jeffrey Epstein, affirmant que c'était la véritable raison pour laquelle les dossiers sur les méfaits d'Epstein n'avaient pas encore été rendus publics. À l'heure actuelle, son message épinglé est un sondage qui demande aux utilisateurs s'il est temps de créer « un nouveau parti politique en Amérique qui représente réellement les 80 % du milieu ».
Et la rupture pourrait coûter cher aux deux protagonistes. Trump perd son principal bailleur de fonds – Musk étant, malgré leurs fortunes à milliards respectives, cinquante fois plus riche que lui. Il pourrait aussi découvrir que X, toujours la plateforme la plus influente en politique malgré son petit dévissage, lui devient soudain moins favorable. Et l'adoption de son projet de loi budgétaire, essentiel pour la suite de son mandat, s'en trouve désormais compromise.
Musk, dont la cote de popularité est déjà inférieure à celle de son ancien allié, se retrouve politiquement sans abri. Après avoir dressé contre lui une grande partie de la clientèle progressiste de Tesla – son actif le plus précieux –, il risque à présent de perdre le soutien du camp Maga, son noyau politique le plus fidèle. Que beaucoup d'Américains se disent mécontents de l'offre actuelle est une chose ; imaginer qu'une figure aussi clivante puisse lancer avec succès un troisième parti en est une autre – tout simplement hors de portée.
Mais ce que dit vraiment la spectaculaire rupture entre Trump et Musk tient moins à ce qu'elle annonce qu'à ce qu'elle enterre. Comme souvent dans les histoires d'amour qui finissent mal, chacun avait projeté sur l'autre ses propres illusions, avant de découvrir – trop tard – qu'elles reposaient sur du vent. C'est là, au fond, le véritable sens de ce divorce du siècle.
Musk imaginait pouvoir s'appuyer sur Trump pour remodeler l'appareil fédéral selon les valeurs et l'éthique propres à l'élite technologique californienne. De son côté, Trump voyait dans cette alliance une occasion d'élargir son audience, de séduire au-delà de sa base traditionnelle. Ces deux ambitions étaient vouées à l'échec – avant même que les vœux ne soient échangés.
La vision ‘silicon’ de la politique
Ces dernières années, quelques poids lourds de la Silicon Valley ont cessé de snober Washington. À leurs yeux, l'État fédéral était devenu un tel fiasco qu'il ne suffisait plus de l'éviter : il fallait le réformer de fond en comble, et ce selon une logique bien particulière.
Les rois de la tech ont bâti leur fortune en allant vite et en cassant tout. Dans l'univers du capital-risque, peu importe que la majorité des start-up sombrent, tant que quelques-unes rapportent gros. Cette logique du pari massif – celle-là même qui a conduit Musk à lancer Tesla et SpaceX – leur a appris qu'un risque colossal peut à la fois enrichir l'individu et servir l'intérêt général. Alors, forcément, quand on n'a qu'un marteau, tout ressemble à un clou. Et il n'est guère surprenant qu'un petit groupe d'hommes au succès planétaire, convaincus d'avoir changé le monde à leur façon, en vienne à croire qu'il peut appliquer les mêmes recettes au gouvernement – pour son bien et, accessoirement, pour le leur.
Il y avait une part d'idéologie dans cette rébellion. Beaucoup de patrons de la tech ne supportaient plus l'hostilité réflexe de la gauche envers l'innovation ni la manière dont des médias, comme le New York Times, reléguaient des percées majeures, comme les lancements de fusées, derrière des considérations écologiques marginales. Ils ont fini par exécrer l'idéologie woke, accusée de miner la méritocratie et de compliquer la chasse aux talents. Et, plus récemment, l'envolée des dépenses publiques a ravivé chez eux une crainte ancienne : celle de voir la compétitivité américaine sabordée par un État obèse.
L'alliance de Musk avec Trump relevait de la gageure : la brutalité politique du président serait irrésistible et sa superficialité idéologique suffisante pour en faire un simple vecteur – une machine de guerre au service de la vision californienne du pouvoir. Pendant les cent premiers jours, certains cadres de la tech voulaient encore y croire. Trump, dans son discours d'investiture, promettait une nouvelle ère d'innovation américaine. La Maison-Blanche lançait la charge contre tout ce qu'elle jugeait woke. Les républicains continuaient à jurer, la main sur le cœur, qu'ils allaient s'attaquer au déficit. Et Musk, entouré de jeunes recrues brillantes mais novices, s'était vu remettre les clés pour dégraisser le mammouth fédéral.
La réalité ne pouvait que doucher les espoirs. Les républicains sont peut-être moins prompts que les démocrates à freiner l'innovation au nom de l'écologie ou de la justice sociale. Mais ils y opposent les mêmes résistances dès qu'elle menace les emplois de leurs électeurs, tire les prix de l'immobilier vers le bas ou exige d'aller chercher les meilleurs talents en Inde, en Chine ou ailleurs. Toute la tragédie du programme de l'abondance défendu par Ezra Klein et Derek Thompson est là : il n'a sa place dans aucun des deux grands partis.
Musk comptait sur la croisade anti-woke pour libérer les forces productives du pays : recentrer les universités sur des recherches à fort rendement et offrir aux entreprises de la tech une plus grande marge de manœuvre pour recruter. Mais l'administration Trump a choisi une autre cible : les universités elles-mêmes. Elle s'emploie à les affaiblir systématiquement, tout en coupant l'arrivée de talents venus de l'étranger. Et, dans le bras de fer sur les visas H-1 b, indispensables à Musk et à ses pairs, ce sont désormais les partisans de la fermeture qui dictent la ligne à la Maison-Blanche.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est l'hypocrisie républicaine sur la dette qui semble avoir le plus écœuré Musk. Aussi instable et autocentré soit-il, il reste un homme de convictions. Il était prêt à se fâcher avec une partie de son entourage et à dépenser une fortune pour racheter une plateforme sociale, simplement pour défendre ses idées. Il avait visiblement pris au sérieux les discours des républicains, qui, pendant des années, n'ont cessé d'alerter sur les périls d'un déficit abyssal et promis de redresser les comptes publics. C'est donc le dégoût provoqué par un projet de budget creusant encore le déficit de 2 400 milliards de dollars qui a fini par précipiter sa rupture avec Trump – et l'exposer au grand jour.
Musk a de bonnes raisons d'être amer face à ces trahisons. Mais, s'il lui reste un brin de lucidité, il devra reconnaître que l'échec de sa vision vient d'abord de ses propres chimères : croire qu'un « machin » comme le Doge était capable de réformer l'État, comme si une start-up juste capable d'identifier des hot-dogs pouvait soudain devenir un fleuron de l'intelligence artificielle.
Quand Musk a débarqué à Washington, il était convaincu qu'il allait tomber sur des montagnes de gaspillage et de fraude. Mais, si les bureaucraties traînent à juste titre une réputation d'inefficacité, les dysfonctionnements massifs qu'il croyait débusquer n'existaient, pour la plupart, que dans son esprit. Dès les premiers jours, il a claironné quelques « grandes victoires » qui ne représentaient qu'une fraction infime du budget fédéral ; puis les annonces se sont faites plus rares, avant de disparaître complètement. Sa frustration face au projet de loi budgétaire de Trump vient aussi de là : comprendre que les économies réalisées par le Doge ne pèsent rien face aux largesses insensées du président qu'il a contribué à porter au pouvoir.
Reste que le Doge a échoué pour une raison simple : technologie et gouvernement obéissent à des logiques incompatibles. Quand un fonds de capital-risque parie sur une start-up qui s'écrase, presque personne n'en souffre, et tout le monde s'en moque. Mais sabrer par erreur le budget d'un service public essentiel, c'est exposer des vies immédiatement et brutalement. Aller vite et tout casser, ça peut marcher dans la tech. Dans l'administration, c'est la voie la plus sûre vers la catastrophe.
Le gouvernement américain pourrait sans doute gagner à être réformé par des profils mêlant l'éthique du changement rapide propre à la tech et une vraie expérience politique. Mais l'idée qu'un patron de la Silicon Valley puisse redresser Washington à coups de marteau, sans même prendre le temps de comprendre comment ça fonctionne et à quoi ça sert – idée qui, soit dit en passant, n'est pas l'apanage des milliardaires conservateurs dans son genre – a toujours relevé de la pure naïveté.
La fin du ‘vibe shift’
Au fil de l'année écoulée, Elon Musk a laissé son soutien bruyant à Maga redéfinir son image publique, ce qui rend la rupture d'autant plus risquée pour lui. Donald Trump, lui, sait qu'il ne doit jamais dépendre d'un seul allié. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait, jusqu'ici, répondu aux salves de Musk sur les réseaux sociaux avec un calme relatif. Il n'empêche : cette rupture signe aussi l'échec de la vision la plus ambitieuse du second mandat Trump.
Lors de sa première élection, Trump était largement perçu comme un homme du passé. En partie à cause de sa base électorale, centrée sur une Amérique présentée comme en déclin. Mais aussi parce que son programme économique évoquait un âge d'or disparu, avec des promesses de renaissance du charbon et de la sidérurgie en guise de colonne vertébrale.
Son retour au pouvoir s'est largement joué sur sa capacité à briser cette image. Le ralliement d'électeurs plus jeunes et issus des minorités y a beaucoup contribué. Mais le soutien de Musk a aussi pesé dans sa métamorphose en homme du futur. L'espace d'un instant, le mouvement Maga semblait autant tourné vers la terraformation de Mars que vers la réouverture des mines.
Les tensions au sein de la coalition étaient évidentes. Beaucoup de partisans de Maga n'ont jamais vu Musk comme l'un des leurs : il n'a ni le charisme de Trump ni le flair populiste qui consiste à faire oublier sa fortune en la claquant comme un vulgaire gagnant du loto. Pour eux, s'en prendre aux universités est une victoire, supprimer les visas H-1 b, une bonne nouvelle, et la colonisation de Mars, une distraction hors sol qui ne leur rapportera pas un centime.
La vérité, c'est que l'alliance n'a pas échoué parce que la vision de Musk serait inconciliable avec les intérêts des électeurs de Trump. Elle a échoué parce que Trump, une fois encore, s'est montré incapable de faire ce qu'il faut pour cimenter la coalition hétéroclite qui l'a ramené au pouvoir.
La plupart des Américains voulaient un meilleur contrôle des frontières, pas que des coiffeurs homosexuels soient expédiés dans des camps au Salvador sur la base de soupçons fumeux de liens avec un cartel. Ils voulaient relancer l'industrie, pas une guerre commerciale brouillonne menaçant l'économie mondiale. Et, s'ils voulaient freiner les excès wokes qui ont gagné bien trop d'institutions, ils ne réclamaient pas pour autant une croisade idéologique, menée à coups de décrets, pour imposer des idées tout aussi radicales à un pays divisé.
L'incapacité de Trump à préserver le partenariat inédit qu'il avait noué avec Musk n'est que la manifestation la plus flagrante d'un échec plus large : celui de transformer sa présidence en un véritable projet politique, ambitieux et tourné vers l'avenir. Désormais, la Maison-Blanche est de nouveau aux mains des fanatiques Maga. « L'inversion de la vapeur » – pour peu qu'elle ait jamais existé – a fait long feu.