La tentative d’assassinat de Donald Trump met l'Amérique à l'épreuve
La nation risque de ne pas réussir ce test.
Traduction de Peggy Sastre. Cette chronique est initialement paru en français dans Le Point.
Le 13 juillet, Thomas Matthew Crooks, un jeune homme de 20 ans souffrant d'isolement social, tentait d'assassiner Donald Trump. Si l'ancien président n'a été que légèrement blessé, une balle allait atteindre et tuer un spectateur de son meeting de campagne à Butler, en Pennsylvanie.
Depuis, beaucoup de choses ont été dites : sur le danger d'une spirale infernale poussant les États-Unis toujours plus près du gouffre, voire sur la nécessité d'abjurer la violence politique sous toutes ses formes. Et bien des commentaires relèvent d'ailleurs encore de la spéculation. Quel effet risque d'avoir cet événement – et la réaction de Trump, avec la bravoure de son poing levé – sur les élections de novembre ? Plus important encore, comment un type comme Crooks a pu être à deux doigts de tuer l'homme le plus célèbre et le plus controversé d'Amérique ? Dans tous les cas, une question d'importance est jusqu'à présent passée largement sous les radars.
Souvent, c'est dans les moments de tragédie ou de bouleversement que se révèle la véritable santé d'une nation. Avec cet assassinat manqué du politicien le plus prépondérant des États-Unis, que peut-on lire de l'état du pays ? De ses forces sur lesquelles il pourra compter pour se tirer des prochains mois, mais aussi de ses faiblesses et donc de sa vulnérabilité.
Santé de la nation
En partie, le diagnostic est bon.
Dans leur grande majorité, les Américains ont été attristés ou indignés par l'événement. On parle déjà, bien sûr, des alliés de Trump au Congrès et de ses millions de partisans. Mais aussi, et surtout, des millions d'Américains que l'ex-président révulse au plus profond d'eux-mêmes. Barack Obama, son prédécesseur et Joe Biden, son successeur, ont tous deux condamné sans la moindre équivoque la tentative d'assassinat, à l'instar de centaines d'élus, d'organisations progressistes ou d'autres de ses adversaires politiques.
Ce qu'on pourrait considérer comme un minimum vital : consentir au règlement des différends par les urnes et non par des combats de rue est le plus petit ticket d'entrée d'une société démocratique. Reste que c'est un prix encore trop cher pour de nombreuses sociétés qui, comme les États-Unis, sont profondément polarisées, mais qui, contrairement aux États-Unis, sont réellement au bord de la guerre civile.
Mais d'autres signes sont pour le moins préoccupants.
Parmi ces mauvaises nouvelles, on compte toutes les réactions tenant d'une glorification de la violence ou d'un mépris pour ses victimes. Voyez ce youtubeur aux centaines de milliers d'abonnés qui a comme célébré la mort de Corey Comperatore, le spectateur du meeting de Trump mortellement touché et qui aura héroïquement protégé sa famille en se jetant sur elle. S'il s'agit d'une petite minorité, bien vite condamnée par une masse d'internautes, les milliers de « likes » que ces messages ont engrangés nous indiquent que beaucoup trop d'Américains partagent leur rage.
Cercle vicieux
À la base de cette rage, à l'œuvre depuis une dizaine d'années, il y a le sentiment, largement répandu – et un ingrédient vient ensuite alimenter le cercle vicieux –, d'une grave défaillance des institutions américaines. Sans connaître les conclusions des enquêtes sur le Secret Service tout à fait légitimement en cours, ce qui s'est passé samedi à Butler en donne un exemple des plus sinistres.
Un Secret Service qui a donc laissé un tireur se hisser sur un toit situé à moins de 150 mètres de la tribune pour mettre Donald Trump en plein dans sa ligne de mire. Des spectateurs allaient le repérer quelques minutes avant qu'il ne passe à l'acte et tenter d'alerter les forces de sécurité alors dans les parages – sans que celles-ci ne parviennent à stopper Crooks, ni à mettre Trump hors de danger. Un policier a même tenté physiquement de le déloger de son perchoir, avant de battre en retraite quand Crooks l'a menacé de son arme, ce qui lui a permis de mettre son plan à exécution. Aussi, certains agents du Secret Service chargés de protéger Trump ont, après l'attaque, visiblement été pris de court et de panique. On a pu même voir une agente s'emmêler les pinceaux avec le holster de son pistolet.
Autant de méprisables échecs tactiques soulevant des questions structurelles auxquelles il est urgent de répondre. Pourquoi, même avant la journée de samedi, le Secret Service a-t-il laissé s'accumuler une myriade de bévues relativement mineures ? N'avait-il pas les ressources nécessaires pour protéger Trump ? Et l'équipe sur le terrain était-elle assez compétente ou expérimentée pour s'acquitter de la tâche, incroyablement importante, qui lui avait été confiée ?
Délires complotistes
Comme dirait le sage, il ne faut jamais attribuer à la malignité ce qui s'explique entièrement par l'impéritie. Une maxime semblant d'autant plus pertinente que les ratés et les manquements des grandes institutions américaines vont en s'aggravant. Le souci, c'est que plus cette sagesse collera à la société américaine, plus elle sera ignorée. De gigantesques bavures, comme ce à quoi on a pu assister samedi, déroulent pour ainsi dire le tapis rouge aux théories du complot les plus échevelées – et c'est effectivement la fête aux délires complotistes depuis la tentative d'assassinat.
Les premiers sont nés chez les détracteurs de Trump. Dès la diffusion des premières images, militants et conseillers démocrates, pour certains influents, ont laissé entendre qu'il pouvait s'agir d'une opération sous fausse bannière, visant à renforcer sa popularité. Sur les réseaux sociaux, des comptes de la nébuleuse « Blue Maga », rassemblant des militants démocrates quelque peu fanatiques, ont quant à eux insinué que Trump n'avait été touché que par des éclats de balle et n'avait pas été directement dans la ligne de tir. D'autres encore se sont escrimés à nier que Crooks avait donné une dizaine de dollars à une association de gauche.
Reste qu'à droite, l'ampleur du conspirationnisme a été encore pire. Dans les heures qui ont suivi l'attentat, Elon Musk a ainsi soulevé la possibilité d'une défaillance « délibérée » du Secret Service. Jesse Watters, éminent animateur de Fox News, a quant à lui exhorté ses téléspectateurs à faire preuve de « scepticisme sur ce qu'ils pouvaient entendre » et à se méfier par défaut du FBI. Fidèle à ses habitudes, la députée républicaine Marjorie Taylor Greene est allée encore plus loin : « Ça pue le truc encore plus gros et sinistre », a-t-elle posté sur X dimanche. « Rien de rien n'a de sens. »
Le violent, c'est toujours l'autre
Même sur la question de la violence, la situation est en réalité un peu moins bonne qu'on pourrait le croire à première vue. Certes, une écrasante majorité d'Américains rejette la violence politique. Mais la plupart de ceux qui y ont recours se justifient, sincèrement ou stratégiquement, en disant qu'ils ne le font que pour se défendre contre les intentions violentes de leurs adversaires. Ensuite, même si on a pu entendre ces dernières années certains extrémistes de gauche et de droite prôner la violence, à l'instar de personnalités a priori plus respectables mais dérogeant d'une impardonnable manière à leur devoir civique, cette apologie de la violence fait aujourd'hui l'objet d'exagérations des deux côtés de l'échiquier.
À gauche, des groupuscules comme les Antifa glorifient explicitement la violence politique. Ses membres se réservent à la fois le droit de s'en prendre à tout « fasciste », mais aussi celui de déterminer qui doit être mis dans cette catégorie. Sans aller jusqu'à les soutenir stricto sensu, certains politiciens et médias ont pu trouver des excuses aux Antifa, pour ainsi légitimer d'authentiques bouffées de violence durant l'été 2020, à l'heure où des manifestations de masse contre le racisme, et aux participants majoritairement pacifiques, dégénéraient en orgies de destruction. Certains les ont même activement encouragées, comme cet article publié sur NPR qui exaltait le pillage comme une forme « légitime » de protestation politique.
Tout cela est parfaitement honteux, et doit être dénoncé sans ambages ni tergiversations. Mais cela ne veut absolument pas dire que l'establishment démocrate ou les grands médias, en général, se seraient mis à glorifier la violence. Rien ne justifie l'hyperbole et l'hystérie auxquelles une Taylor Greene, encore, succombe en tweetant que « les démocrates forment le parti des pédophiles, du meurtre d'enfants innocents avant leur naissance, de la violence et des guerres sanglantes, absurdes et interminables. […] Le parti démocrate est tout simplement maléfique, et hier ils ont essayé d'assassiner le président Trump ». Ni le propos relativement plus modéré de J. D. Vance, tout juste choisi par Trump comme colistier, voulant que la rhétorique de Joe Biden aurait « conduit directement à la tentative d'assassinat du président Trump. »
Chasse à la mitrailleuse lourde
À l'inverse, il ne fait aucun doute que certaines franges du parti républicain et du mouvement conservateur ont, elles aussi, glorifié la violence politique ces dernières années. On peut penser à ces clips de campagne où des candidats faisaient mine de chasser à la mitrailleuse lourde les républicains opposés à Trump. Sans évidemment oublier Trump qui, lui-même, aura constamment joué avec le trope de la violence politique. Que ce soit en blaguant, en 2017, sur le fait que les policiers pouvaient faire moins attention à la tête de leurs suspects lorsqu'ils les embarquaient dans leur voiture ou, plus récemment, en qualifiant de « patriotes » les participants à l'assaut du Capitole du 6 janvier 2021.
Ce qui est parfaitement honteux, et d'autant plus de la part de caciques du parti républicain. Ce qui doit être dénoncé sans ambages ni tergiversations, une tâche à laquelle l'écosystème médiatique conservateur n'est malheureusement pas parvenu. Mais ici aussi, qu'il y ait un noyau de vérité, même d'une taille préoccupante, n'excuse en rien qu'on exagère sa « normalité » de l'autre côté du pôle. Soit ce à quoi n'a cessé de s'atteler le camp démocrate, de bas en haut et jusqu'à Joe Biden.
Un Biden qui, par exemple, aura affirmé à plusieurs reprises avoir choisi de se lancer dans la course à la présidentielle de 2020 après avoir entendu Trump qualifier de « gens très bien » les néonazis et les suprémacistes blancs venus au rassemblement meurtrier de Charlottesville en 2017. Mais si Trump avait fait effectivement preuve à l'époque d'une irresponsable sinuosité dans ses propos, il avait explicitement précisé : « Je ne parle pas des néonazis et des nationalistes blancs, parce qu'il faut les condamner totalement. »
Bataille simpliste
Une autre accusation portée par de hauts responsables démocrates contre Trump est encore plus fallacieuse. Ainsi, Biden a affirmé à plusieurs reprises que Trump avait menacé de provoquer un « bain de sang » s'il n'était pas réélu. Le sous-entendu, manifeste : que Trump prévoyait d'inciter ses partisans à prendre les armes si jamais il perdait. Sauf que le contexte de ce discours « criminel » montre clairement que Trump parlait de l'économie. Il promettait de protéger le secteur automobile américain par des droits de douane prohibitifs et prédisait, d'une manière cependant peu plausible, « un bain de sang massif pour le pays » si ces mesures n'étaient pas mises en place.
Entre le mode de fonctionnement des médias et la dynamique des réseaux sociaux, toute question d'importance ou nuancée se voit désormais condensée en une bataille simpliste entre deux camps. Soit une déprimante distorsion de la réalité, qu'importe qu'un camp puisse être relativement plus proche de la vérité que l'autre. La question du jour consiste donc à savoir s'il est pertinent de présenter Trump comme une menace existentielle pour la démocratie.
Les républicains s'offusquent des excès rhétoriques de la gauche. Lorsque The New Republic qualifie Trump de « fasciste américain » et va jusqu'à concevoir un visuel hybridant Donald Trump et Adolf Hitler, ils affirment, non sans invraisemblance, que cela risque d'inciter à la violence contre lui. S'il était pertinent de résister à Hitler par des moyens violents, et que Trump est son équivalent moderne, alors (selon l'implication tacite de la couverture de The New Republic), pourquoi ne serait-il pas légitime de résister à Trump par des moyens violents ?
Noyer le poisson, semer la confusion
Ce que contestent les démocrates. Selon eux, Trump, ce qui n'est pas non plus invraisemblable, représente réellement un danger pour les institutions démocratiques américaines. Il a réellement refusé d'accepter le résultat des élections de 2020. Il a réellement incité la foule à prendre d'assaut le Capitole le 6 janvier. Accuser les détracteurs de Trump d'enflammer l'opinion quand ils ne font que critiquer ses actions incendiaires viserait, selon eux, à noyer le poisson et à semer la confusion.
Constater qu'en politique américaine, les deux camps se trompent lourdement a de quoi déprimer. Reste que dans ce cas particulier, il me semble que les deux camps sont en grande partie dans le vrai.
Comme je le démontre depuis longtemps, Trump est un populiste qui ne respecte pas les règles fondamentales du jeu démocratique. Ce qui a mis les institutions démocratiques américaines à rude épreuve lors de son premier mandat et risque de les affaiblir davantage si, comme cela semble de plus en plus probable, il est réélu en novembre. La démocratie survit grâce au respect de certaines règles et institutions, parmi lesquelles la transmission harmonieuse du pouvoir et la séparation des pouvoirs. Trump s'est toujours montré disposé à ignorer et à saper ces normes fondamentales dès qu'elles entraient en conflit avec sa prétention d'être le seul représentant légitime de la volonté du peuple.
En même temps, il y va d'une simplification outrancière que d'insinuer que tout politicien ayant des tendances autoritaires est un fasciste pur et dur, ou que le processus de dégradation démocratique, aujourd'hui tristement courant dans le monde, mène directement à la construction de chambres à gaz. Il est tout à fait pertinent – même après l'inadmissible attaque de samedi contre Trump – d'alerter contre ce que sa présidence pourrait signifier pour la démocratie américaine. Mais il n'y a jamais d'excuse – même et surtout lorsque les enjeux sont aussi élevés – pour des discours alarmistes déformant la nature exacte de cette menace.
Un pays résilient… jusqu'à un certain point
Les États-Unis sont un pays résilient. Un pays possédant de nombreux atouts, culturels et institutionnels, que ses propres citoyens, aveugles à l'ampleur encore plus grande des dysfonctionnements dans de nombreuses autres parties du monde, ont tendance à négliger. Il est peu probable que le pays s'embrase de sitôt dans une véritable guerre civile, et il est réconfortant de constater que la tentative d'assassinat de Donald Trump n'a pas, jusqu'à présent, donné lieu à un déferlement de violence en représailles. Certaines des prédictions les plus sombres faites ces derniers jours ne se sont pas encore réalisées et pourraient, avec le recul, s'avérer grotesques.
Mais si les moments de tragédie ou de bouleversement révèlent la véritable santé d'un pays, alors les résultats de ces premiers examens ne sont pas bons. La plupart des Américains continuent d'abhorrer la violence. Notre haine mutuelle connaît encore des limites. Et pourtant, le cocktail de défaillance institutionnelle, de pensée conspirationniste et d'alarmisme partisan est très puissant. Le risque qu'il mette en branle des dynamiques contre lesquelles la décence commune des Américains ne pourra pas faire grand-chose demeure tout à fait réel.