La dernière chance de l'établissement allemand avant l’extrême droite
L'Allemagne aura de nouveau un gouvernement modéré. S'il échoue, l'extrême droite sera aux portes du pouvoir.
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigée par Peggy Sastre, a été publiée le 24 février dans Le Point.

Vendredi 21 février au soir, des informations évoquant une attaque au couteau au mémorial de l'Holocauste à Berlin ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Les détails restaient flous : un homme avait visiblement été hospitalisé dans un état grave. On avait retrouvé des vêtements ensanglantés sur l'une des dalles de béton du mémorial. L'hypothèse d'une attaque terroriste était envisagée.
Samedi matin, en parcourant plusieurs grands sites d'information allemands, j'ai cru brièvement à un mauvais rêve. Logiquement, je m'attendais à voir l'attaque au couteau en première page. Sauf qu'il n'y avait pas un mot à ce sujet, nulle part.
Après avoir fait défiler la page suffisamment loin, j'ai fini par tomber sur une description glaçante. L'attaque au couteau avait bien été un acte terroriste. Et, lors de son interpellation, le suspect, un demandeur d'asile syrien, aurait même déclaré à la police qu'il cherchait à tuer des Juifs.
Il y a dix ans, un tel événement aurait occupé la une des journaux allemands pendant une bonne semaine. Aujourd'hui, elle ne suscite qu'un intérêt aussi maigre que fugace. Certes, il ne s'agit que du dernier – et, heureusement, l'un des moins meurtriers – d'une longue série d'attentats terroristes à avoir endeuillé l'Allemagne ces derniers mois.
En décembre, un réfugié saoudien tuait six personnes, dont un enfant de 9 ans, sur un marché de Noël à Magdebourg. En janvier, un réfugié afghan poignardait plusieurs personnes, dont un garçon de 2 ans, dans un parc à Aschaffenbourg. Il y a dix jours, un autre demandeur d'asile afghan fonçait en voiture dans une manifestation syndicale à Munich, pour faire des dizaines de blessés et deux morts.
Le lendemain de l'attaque au couteau au mémorial de l'Holocauste, un autre attentat, plus meurtrier, avait lieu en France, en Alsace, juste de l'autre côté de la frontière – également le fait d'un demandeur d'asile débouté. C'est dans ce climat que les Allemands se sont rendus aux urnes dimanche, et le résultat des élections en a été le reflet direct.
Les chrétiens-démocrates les ont remportées avec un peu moins de 29 % des voix. Pendant ses deux décennies à la tête du parti, Angela Merkel l'a orienté vers (ce qui était à l'époque) le centre politique. C'est aussi elle qui, en 2015, prit la décision de maintenir les frontières de l'Allemagne ouvertes au plus fort d'un afflux historique de réfugiés.
Friedrich Merz, son successeur à la tête du parti, a recentré les chrétiens-démocrates sur leurs racines conservatrices. Il a notamment opéré un revirement complet sur la question de l'immigration, promettant des mesures fermes pour sécuriser les frontières et veiller à ce que les demandeurs d'asile déboutés quittent effectivement le pays. Bien que les chrétiens-démocrates restent en deçà de leur niveau de soutien historique, cet engagement a probablement suffi à faire de Merz le prochain chancelier d'Allemagne.
Mais le véritable vainqueur de ces élections est l'Alternative pour l'Allemagne (AfD), parti d'extrême droite qui s'impose désormais comme la deuxième force politique du pays. L'AfD est le seul parti dont le soutien a progressé de manière significative, gagnant plus de dix points pour dépasser la barre des 20 %.
Il a également profondément influencé le débat public. Si l'antienne préférée d'Alice Weidel, la dirigeante du parti, voulant que Merz lui ait volé une grande partie de son programme, est à n'en pas douter exagérée, elle n'est pas pour autant dénuée de tout fondement. Il y a dix ans, l'AfD était la seule formation à s'opposer fermement à la politique migratoire de Merkel ; aujourd'hui, une majorité d'électeurs et une majorité des nouveaux députés du Bundestag partagent cette position.
Pour autant, l'AfD n'est pas aux portes du pouvoir. Dans les heures qui ont suivi les élections, les hauts responsables chrétiens-démocrates ont réaffirmé à plusieurs reprises qu'ils n'envisageaient ni coalition formelle ni pacte informel avec le parti. En l'état actuel de nos connaissances, l'AfD devra se contenter de diriger l'opposition.
Les grands perdants de ces élections sont, sans conteste, les sociaux-démocrates. Lors des premières élections allemandes auxquelles j'ai pu participer, en 2002, le parti avait recueilli 39 % des voix, un score alors conforme à son poids habituel depuis la fondation de la République fédérale.
Après des décennies de déclin progressif, les sociaux-démocrates tombent aujourd'hui à environ 16 %, une chute sans précédent : c'est la première fois dans l'histoire de l'Allemagne d'après-guerre qu'ils ne décrochent ni la première ni la deuxième place.
La fin du parcours d'Olaf Scholz, l'un des chanceliers les plus impopulaires et les plus malchanceux de l'Allemagne d'après-guerre, semble désormais proche. Comme l'a ironisé un commentateur de la télévision allemande, la fête électorale prévue dimanche au siège du parti ne sera pas vergnügungssteuerpflichtig – autrement dit, personne ne s'y amusera assez pour que cela soit soumis à l'impôt.
Les grandes lignes du prochain gouvernement commencent à se dessiner, même si sa composition exacte demeure incertaine : il sera probablement de nouveau dirigée par une « grande coalition » réunissant les deux partis historiquement dominants : les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates. Ca sera donc que le dernier épisode d'un jeu de chaises musicales qui, à une brève exception près, a marqué la politique allemande depuis deux décennies. La montée en puissance de partis plus radicaux, à gauche mais surtout à droite, a rendu inatteignable toute majorité idéologiquement cohérente pour le centre gauche comme pour le centre droit.
Partant, les gouvernements successifs reposent sur diverses combinaisons et permutations des mêmes partis : les chrétiens-démocrates et les libéraux-démocrates au centre droit, les sociaux-démocrates et les Verts au centre gauche – la plupart des coalitions mêlant désormais des formations des deux camps. Les électeurs ont de quoi être profondément frustrés par cette situation. Comme chacun peut le constater, les élections, aujourd'hui, entraînent rarement des changements concrets.
Le prochain gouvernement devra faire face à un ensemble de défis considérables, mais il semble malheureusement peu probable qu'il parvienne à les surmonter. De fait, la situation de l'Allemagne est des plus préoccupantes. L'économie est en récession. Les grandes entreprises peinent à innover. L'industrie automobile est en danger. Les trains ne sont plus à l'heure. L'inflation grignote la prospérité de la classe moyenne. La sécurité publique s'est nettement dégradée. Les attentats terroristes sont devenus monnaie courante.
Et tout cela a suffisamment ébranlé les Allemands pour que même ceux qui ne correspondent pas au stéréotype habituel des électeurs d'extrême droite en viennent à exprimer leur ras-le-bol. Un jeune entrepreneur allemand, dont les parents ont immigré du Ghana, et qui a voté cette année pour l'AfD par frustration envers les partis établis, résume en ces termes les raisons de son choix : « Je veux juste que quelqu'un rétablisse l'ordre allemand. »
Pour stabiliser le pays, le nouveau gouvernement devra engager des réformes profondes. Toute tentative sérieuse de freiner l'exode des électeurs vers l'extrême droite passe d'abord par la reconnaissance des inquiétudes grandissantes liées à l'immigration. Pour paraphraser David Frum, si les modérés ne s'occupent pas de protéger les frontières, il est cruellement évident que les extrémistes s'en chargeront.
Mais la stabilité politique de l'Allemagne a toujours reposé sur une prospérité largement partagée, et garantir un avenir économique solide exigera une refonte complète du modèle économique du pays. Si les élites allemandes continuent de faire comme si de rien n'était, c'est la prospérité qui s'effritera, et le pacte social qui se disloquera.
En raison du soutien affiché (et, à mon sens, inconsidéré) d'Elon Musk à l'AfD, cette élection allemande a attiré plus d'attention internationale qu'à l'accoutumée. Une grande partie de cette attention reposait toutefois sur une idée fausse. Il n'a jamais existé de réel risque que l'AfD « gagne » cette élection au sens strict, c'est-à-dire qu'il dirige – ou même participe – au prochain gouvernement. Comme cela aurait dû être évident dès le départ, le nouveau gouvernement allemand sera, une fois de plus, composé de modérés.
Mais comme le dit un proverbe allemand d'une rare concision, « aufgeschoben ist nicht aufgehoben » : repousser n'est pas éviter. Le public allemand, bien que de plus en plus inquiet, demeure réticent à accepter les transformations majeures qui seraient nécessaires pour faire du pays une véritable puissance au XXIe siècle.
Les partis qui formeront le prochain gouvernement viennent de camps politiques différents, chacun étant contraint par ses propres groupes d'intérêt et ses dogmes idéologiques. Tous entreront dans cette coalition avec une appréhension marquée et une méfiance profonde les uns envers les autres. Difficile d'imaginer plus mauvais présage.
Pour les élites politiques allemandes, telle est leur toute dernière chance de colmater les brèches d'un navire en perdition. Rien ne garantit qu'il en sera capable. S'il échoue, l'extrême droite pourrait bien frapper aux portes du pouvoir dans quatre ans. Et cette fois, pour de vrai.
Analyse excellente et exemplaire.
Les analyses dans la plupart des médias publics en France sont plutôt hystérique.
Cependant attention à la traduction,. Peut mieux faire. Henryk
Oui, j'ai senti la meme chose a propos de ces attaques recurrentes aux couteaux. Elles sont devenues partie du "paysage." On n'en parle meme plus.