Les dangers du 180isme
Cessez de vous opposer aveuglément à vos adversaires. Tenez-vous-en à vos valeurs et pensez par vous-même.
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- Yascha
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La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 3 mars dans Le Point.
Quelques mois après mon installation aux États-Unis, la télévision américaine diffusait pour la première fois le Colbert Report. Dès son premier épisode, en octobre 2005, Stephen Colbert livrait sa définition de la « véritouille ». Avec une imitation désopilante d'un éditorialiste de droite, il soutenait que l'essentiel n'était pas qu'une affirmation sur le monde soit vraie, mais qu'on désire qu'elle le soit.
Vite, j'allais comprendre que ce sketch de Colbert plaisait autant parce qu'il exprimait exactement ce à quoi s'opposaient beaucoup de mes nouveaux amis new-yorkais. On était alors dans les dernières années de la présidence de George W. Bush. Lui fonctionnait à l'instinct ; eux tenaient absolument à une politique rationnelle, libérée des excès émotionnels. Bush envisageait le monde de façon manichéenne et s'affichait comme le héros d'une lutte grandiose contre « l'axe du mal » ; eux rétorquaient qu'une opposition aussi simpliste entre le bien et le mal ne pouvait en aucun cas servir de grille de lecture efficace du réel.
Je n'étais pas tout à fait d'accord avec eux. Il me semblait évident que, même en démocratie, les émotions continueraient à jouer un rôle central. Leur réticence à reconnaître qu'al-Qaida était véritablement – disons-le – maléfique me paraissait relever d'une certaine insensibilité morale. Pourtant, à force, leur manière de se définir allait finir par influencer la façon dont je me percevais moi-même. Dans l'ensemble, j'étais satisfait d'avoir rejoint une tribu politique qui privilégiait la confrontation honnête aux faits, même quand ceux-ci entraient en conflit avec nos récits favoris, et qui défendait l'idée qu'une question aussi complexe que la réponse à apporter au 11 Septembre ne pouvait se réduire à un choix binaire.
En revoyant, des années plus tard, ce passage sur la véritouille, j'ai été d'autant plus troublé de constater à quel point il pouvait désormais s'appliquer à un pan bien plus large du paysage idéologique que ce pour quoi il avait été initialement conçu. Certes, il décrivait – et continue de décrire – une bonne partie de l'Amérique conservatrice pour qui le sentiment de vérité importe largement plus que le réel.
Il n'en reste pas moins que bien des slogans, repris en boucle par mes propres amis et collègues de gauche, relèvent eux aussi de réflexes automatiques, même lorsqu'ils savent – ou devraient savoir – que ces affirmations sont biaisées. Exemples : « L'Amérique n'a fait aucun progrès notable en matière de racisme depuis cinquante ans. » Ou encore : « Le changement climatique va détruire la vie telle que nous la connaissons d'ici une dizaine d'années. » On continue à les asséner alors même que la réalité est infiniment plus nuancée. À quoi bon s'encombrer de subtilités, quand la cause semble si juste, l'enjeu si vital et l'adversaire, si odieux ?
Dans les jours qui ont suivi le 11 Septembre, on se souvient de Bush déclarant : « Chaque pays, dans chaque région, doit maintenant prendre une décision. Ou bien vous êtes avec nous, ou bien vous êtes avec les terroristes. » Aujourd'hui, ce type de formule manichéenne est repris par de nombreuses institutions américaines : soit vous adhérez à une vision très particulière de ce que signifie être antiraciste, soit vous êtes raciste.
Pendant longtemps, j'ai eu du mal à comprendre pourquoi tant d'anciens amis et collègues en sont venus à adopter cette vision simpliste du monde, qui imprègne désormais l'espace public, au point, parfois, d'en devenir les zélés porte-voix au nom d'une nouvelle « clarté morale ». J'ai fini par me convaincre que la clé de ce mystère réside dans un phénomène que, suivant la suggestion de ma collègue Emily Yoffe, je propose d'appeler le « 180isme » : cette tendance très répandue, chez nombre d'acteurs du débat public, à voir ce que disent leurs adversaires supposés pour aussitôt adopter la position strictement inverse.
Ayant grandi en Europe, je n'avais entendu parler ni du Grinch ni du Chat chapeauté. Ce qui fait que, en 2021, quand tout mon monde s'est mis à paniquer autour du Dr Seuss, je n'allais guère prêter attention à la polémique. Puis, quand les choses sont devenues impossibles à ignorer, je me suis finalement penché sur son œuvre. De ces recherches, qui se sont révélées délicieusement amusantes, j'en suis venu à voir toute cette affaire comme une sorte de fable digne du Dr Seuss lui-même, illustrant à merveille la propension grandissante d'à peu près tous ceux qui participent au débat public américain à céder au 180isme.
Souvenons-nous : tout avait commencé lorsqu'un obscur groupe d'enseignants avait fait valoir que certains des premiers ouvrages du Dr Seuss comportaient des illustrations jugées offensantes, ce qui avait conduit la succession de l'auteur à annoncer qu'elle en suspendrait l'impression. Dans les jours qui ont suivi, la bibliothèque publique de Chicago retirait les exemplaires en question de ses rayons, tandis qu'eBay interdisait la vente de ces livres sur sa plateforme… tout en continuant à proposer des éditions de Mein Kampf.
La droite n'avait pas tardé à réagir, dénonçant ces décisions dans des termes particulièrement virulents. Fox News était même allée jusqu'à consacrer une journée entière d'« édition spéciale » à la controverse. Si elle avait tenu bon sur ses principes, la gauche aurait pu tourner en ridicule l'emballement quasi apocalyptique qui avait saisi une bonne partie des médias de droite – d'autant que ces mêmes médias ne s'étaient pas toujours montrés aussi véhéments pour condamner l'assaut contre le Capitole. Elle aurait aussi dû affirmer sans détour que, même si certains dessins du Dr Seuss, réalisés il y a plusieurs décennies, peuvent aujourd'hui être jugés offensants, l'interdiction de ses livres a de quoi susciter une réelle inquiétude.
Depuis des décennies, la gauche américaine dénonce – à juste titre – les tentatives des conservateurs d'interdire des livres qu'ils jugent moralement choquants, qu'il s'agisse de Lolita ou de la série Harry Potter, dans les bibliothèques publiques ou les grandes enseignes. Lorsqu'une institution financée par des fonds publics, comme une bibliothèque, décide de retirer un livre de ses rayons, cela revient à laisser une poignée de fonctionnaires dicter au public ce qu'il est acceptable de penser.
Certes, les entreprises privées doivent jouir d'une plus grande liberté dans le choix de leurs partenaires commerciaux. Mais lorsqu'un acteur dominant refuse de vendre un livre, cela entraîne une restriction inquiétante de la circulation des idées. Quand je suis arrivé aux États-Unis, c'était justement ce que la gauche dénonçait lorsque Borders ou Walmart prenaient ce type de décision. Les mêmes principes auraient dû s'appliquer à eBay ou à la bibliothèque publique de Chicago.
Mais plutôt que de rester fidèles à leurs principes de toujours, même les auteurs et journalistes de gauche les plus chevronnés ont choisi de soutenir la censure de certains livres, simplement pour éviter de se retrouver du même côté qu'un conservateur. Si Fox News critiquait l'interdiction d'un livre pour enfants, alors ce livre devait forcément être d'une offense impardonnable, et sa disparition méritait d'être défendue, la main sur le cœur, dans des éditoriaux du Washington Post et du New York Times.
Bienvenue dans le monde du 180isme. Selon sa logique, il vous faut soit juger que le Dr Seuss n'a jamais produit de dessins discutables, soit approuver le retrait de ses premiers livres des bibliothèques publiques. Soit penser que l'antifa représente une menace majeure pour la sécurité nationale, soit défendre le droit d'un groupe d'extrémistes à passer à tabac quiconque il jugera « fasciste ». Soit applaudir les législatures d'État imposant aux enseignants ce qu'ils peuvent dire en classe, soit vous féliciter d'en voir, et en nombre, inciter leurs élèves à faire de leurs caractéristiques ethniques le cœur de leur existence et le nœud de leur identité.
Le 180isme comporte trois composantes essentielles.
La première explication, la plus évidente, au 180isme, est que la question centrale que se posent la plupart des participants au débat public n'est pas « comment mes valeurs influencent-elles mon point de vue sur cette question ? » ni « quelles sont les preuves qui étayent cette affirmation ? », mais plutôt « comment puis-je prouver ma loyauté envers ma tribu politique ? ». Et le moyen le plus simple d'y parvenir est tout trouvé : observer la position de l'adversaire sur un sujet donné et immédiatement adopter l'opinion contraire.
Le deuxième problème est que le débat public se rétrécit dangereusement lorsque de nombreux acteurs influents adoptent par réflexe l'opinion inverse de celle de leurs adversaires. Des questions complexes, qui devraient en principe ouvrir la porte à une diversité de réponses, se retrouvent ainsi réduites à un simple référendum entre deux camps irréconciliables.
Le troisième problème, c'est que la dynamique du 180isme exerce une pression considérable sur quiconque refuse de se plier aux attentes du camp auquel il est censé appartenir. Si vous refusez de vous enfermer dans l'une des deux positions admises et que vous insistez pour proposer une troisième voie, on vous reprochera de chercher à vous faire remarquer. Et si, en restant fidèle à vos principes, vous adoptez une position qui coïncide – par hasard – avec celle de vos adversaires politiques, vous serez aussitôt traité de traître. Dans un débat gouverné par le 180isme, être en désaccord avec son propre camp – pourtant signe d'indépendance d'esprit – passe trop souvent pour une forme de duplicité.
Dans nombre des exemples que j'ai évoqués, c'est la gauche qui illustre le phénomène du 180isme. Mais qu'on ne s'y trompe pas : je ne considère pas pour autant que les deux camps de la grande bataille politique américaine se valent moralement. C'est justement pour cette raison que j'ai soutenu, publiquement et de façon constante, l'élection de Joe Biden. Je ne crois pas non plus que les conservateurs soient moins enclins que les progressistes à tomber dans les travers du 180isme ; bien au contraire, leur rejet quasi réflexe de toute position défendue par un adversaire de premier plan est sans doute encore plus systématique.
Mais cela ne saurait en rien excuser que l'on minimise l'état déplorable du débat au sein de mon propre camp. C'est même précisément parce que j'appartiens depuis longtemps à la tribu de gauche que je ressens une responsabilité particulière à m'exprimer lorsque mes alliés affichés se montrent prêts à jeter leurs principes par la fenêtre.
Ce qui tient, en partie, à des raisons d'ordre stratégique. Céder au 180isme, c'est renoncer à construire son propre système de valeurs pour ne plus se définir que par opposition à ses adversaires. Autrement dit, c'est leur laisser le pouvoir de fixer nos positions. Et si la droite est un tant soit peu habile – en choisissant ses combats de façon à pousser ceux qui sont enfermés dans la logique du 180isme à défendre des idées ou des organisations largement impopulaires –, cela peut porter un sérieux préjudice aux principes libéraux. Voire pire : comme on en fait désormais l'expérience, ouvrir la voie au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Mais la raison est plus profonde encore : elle est morale, intellectuelle ou, si l'on veut, esthétique. Je travaille dans des institutions de gauche, j'écris pour des publications de gauche et je vis dans un milieu de gauche. La manière dont mon entourage aborde les débats me tient particulièrement à cœur, car je veux pouvoir réfléchir avec honnêteté intellectuelle aux défis complexes auxquels nous sommes tous confrontés. Et la seule façon d'y parvenir est d'évoluer dans une communauté qui encourage chacun à penser par lui-même.
La raison la plus fondamentale de résister au 180isme ? Tout simplement, parce qu'y succomber constitue une manière déplorable de penser et de vivre.
Oui, l'état du débat public donne envie de décrocher. On n'en peut plus. De tout. Et pourtant, il est essentiel que celles et ceux d'entre nous qui refusent de se laisser happer par ce nouveau grand passe-temps américain qu'est le 180isme ne se contentent pas de prendre la fuite. Car si ceux qui comprennent que la plupart des enjeux ne se réduisent pas à un simple face-à-face restent silencieux, le débat public continuera de tourner en rond dans une logique de confrontation stérile, réduit à un affrontement sans fin entre deux camps irréconciliables. Nous risquons alors de continuer à nous déchirer plutôt qu'à chercher de véritables solutions à nos problèmes.
Le 180isme est partout. Mais sa victoire n'a rien d'inévitable. Si nous aspirons à une réflexion sérieuse sur le monde, nous avons la responsabilité d'abandonner les slogans réconfortants qui saturent désormais l'espace public. Ayons le courage de penser par nous-mêmes et de bâtir les amitiés, les institutions et les publications capables de reconnaître que le monde demeure, plus que jamais, d'une irréductible complexité.