Liberté d’expression : une vraie démocratie tolère les intolérants
Pour criminaliser les « discours de haine », le « paradoxe de Popper » est invoqué à tout bout de champ. Mais c’est mal comprendre le philosophe.
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Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigé par Peggy Sastre, a été publié pour la première fois dans Le Point le 20 août.
La liberté d'expression est en péril. Aux États-Unis, les autorités n'ont de cesse de faire pression sur les réseaux sociaux pour qu'ils censurent la « désinformation » et peuvent désormais compter sur la bénédiction implicite de la Cour suprême pour continuer sur cette lancée. En Europe, une définition trop large et trop floue des « discours de haine » permet de menacer de grosses amendes, voire de peines de prison des gens ayant tenu des propos impopulaires. Au Canada, un projet de loi, soutenu par le gouvernement, prévoit que les opinions politiques possiblement perçues comme une apologie du génocide deviennent passibles de la perpétuité…
Un grand nombre d'arguments contre la liberté d'expression manquent de tout fondement crédible, partant du fait, aussi incontestable qu’inéluctable, qu'un tas de gens débitent des trucs débiles ou dégoûtants sur Internet et plaident – logique compréhensible, mais pernicieuse – pour qu'on les fasse taire. Certains, toutefois, se donnent davantage de peine et, dans leur application, invoquent un philosophe dont ils ignorent par ailleurs soigneusement les travaux : Karl Popper et son « paradoxe de la tolérance ».
Simplisme caractéristique
Ces appels au « paradoxe de Popper » ont commencé à se faire lourdement entendre au début des années 2010, quand des progressistes en sont venus à dire toute la déception que leur inspirait l'administration Obama – à leurs yeux infructueuse, car trop campée sur ses principes.
Voyez Sally Kohn, qui, dans le Washington Post, tançait les soi-disants progressistes ont tort de considérer la tolérance comme une vertu : « La tolérance respecte les règles, tandis que l'intolérance la joue sale. Le résultat ? Une série de victoires par KO contre les gauchistes qui se croient grands seigneurs avec leur ouverture d'esprit, mais qui, politiquement et idéologiquement, ne sont que les dindons de la farce. » Et Kohn d'adapter une citation de Popper – « une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance » – pour ceindre d'un halo d'autorité son désir de voir les démocrates cogner sous la ceinture : « Pour traduire en termes popperiens notre climat politique actuel, la gauche moderne est châtré par sa propre tolérance. »
Il faudra cependant attendre l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, cinq ans plus tard, pour que la référence connaisse son âge d'or. Plus précisément, les choses allaient s'accélérer avec le funeste rassemblement « Unite the Right » de Charlottesville. À l'époque, pour bien des commentateurs, ce « paradoxe de la tolérance » était ce qui justifiait l'interdiction pure et simple de telles manifestations d'extrémistes.
Un article de Quartz, publié au lendemain de la mort d'une contre-manifestante, fauchée par un militant d'extrême droite, en est l'exemple parfait : « Les suprémacistes blancs n'ont pas, mais alors vraiment pas, envie que vous poursuiviez la lecture de cet article. Ils n'ont pas envie que vous appreniez ce qu'est le paradoxe de la tolérance, vu qu'ils perdraient par la même occasion une arme puissante dans leur combat pour rendre la société toujours plus raciste. » Et après avoir présenté, dans un simplisme caractéristique, la pensée de Popper, l'article se termine en posant noir sur blanc les motivations de son autrice :« Votre coeur sait quand une tolérance illimitée est la mauvaise réponse. Écoutez-le, puis mémorisez le paradoxe de la tolérance pour que votre tête et votre coeur soient au diapason. »
Rationalisation de la censure
Depuis, cette rationalisation de la censure a été métabolisée par le monde politique – et sur toute la planète. En Allemagne, on a ainsi fait appel à Popper pour rendre hors-la-loi l'AfD, un parti populiste séduisant quasiment 20 % de l'électorat. En France, France Culture s'en est servi pour justifier l'interdiction de manifestations d'extrême droite. Au Brésil, son « paradoxe de la tolérance » a été avancé pour légitimer la criminalisation du négationnisme.
Reste que c'est à un petit dessin que la notion doit le gros de son succès populaire. Dans un mélange de citations authentiques et de paraphrases hasardeuses, le cartoon nous explique que, dans une société tolérant l'expression d'opinions intolérantes, « les tolérants finissent détruits et la tolérance avec eux ». Raison pour laquelle tout mouvement « prêchant l'intolérance et l'oppression doit être combattu » car, comme le voulait Popper, « défendre la tolérance exige de ne pas tolérer l'intolérance ».
Dans sa version originale, les méchants de l'histoire sont de vrais nazis et néonazis. Mais tout mouvement politique est susceptible de détourner l'argument et de l'appliquer à ses propres gros méchants. Idem dans le monde intellectuel, où l'on va se servir de la logique de Popper pour justifier de restreindre la liberté d'expression… quand les propos nous déplaisent.
Prenons Philip Johnston, qui, dans le Daily Telegraph, avance qu'on « ne peut raisonner avec l'islam fondamentaliste, car il se considère comme une vérité absolue ». Ou l'universitaire britannique Matt Goodwin, qui l'applique aux immigrés musulmans originaires du Pakistan : « Il faut en finir avec cette Grande-Bretagne tolérant des populations qui ne nous tolèrent pas. » Et c'est ainsi qu'une autre version populaire du dessin remplace les nazis par les islamistes, et dénonce le danger qu'ils représentent pour les sociétés occidentales.
Des personnes d'obédiences politiques très différentes, se battant pour des objectifs politiques très différents, exploitent aujourd'hui les travaux d'un philosophe dont ils n'ont probablement jamais lu les livres. Ce qui leur fait au moins deux points communs : premièrement, ils déforment la nature de la pensée de Popper. Deuxièmement, on leur doit d'avoir suscité une confusion, grave et dangereuse, sur les libertés que les démocraties libérales doivent accorder à leurs membres – y compris ceux ayant des opinions pouvant être légitimement perçues comme trop peu tolérantes.
Clairvoyance politique
Chez Karl Popper, le paradoxe de la tolérance arrive à la note 4 du chapitre 7 de La Société ouverte et ses ennemis, livre paru en 1945. Et c'est un sujet sur lequel il n'allait quasiment pas revenir jusqu'à sa mort. Voici le passage dans son intégralité :
On connaît moins bien le paradoxe de la tolérance : une tolérance illimitée mène forcément à la disparition de la tolérance. Si l'on applique une tolérance absolue même aux intolérants, si l'on n'est pas disposé à défendre la société tolérante contre leurs assauts, alors les tolérants seront anéantis, et la tolérance avec eux. Ici, je ne veux pas dire qu'il faille toujours empêcher l'expression de théories intolérantes. Tant qu'il est possible de les contrer par des arguments rationnels et que l'opinion publique est à même de les contenir, on aurait tout à fait tort de vouloir les interdire. Mais nous devrions revendiquer le droit de les interdire si nécessaire, même par la force, car il peut aisément s'avérer qu'elles ne soient pas prêtes à nous rencontrer sur le terrain de l'argumentation rationnelle, en rendant par principe toute argumentation stérile ; elles peuvent interdire à leurs adeptes d'écouter l'argumentation rationnelle, jugée trompeuse, et leur apprendre à contrer l'argumentation par les poings ou les armes. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Nous devrions affirmer que tout mouvement prêchant l'intolérance se place en dehors de la loi et nous devrions considérer comme criminelle l'incitation à l'intolérance et à la persécution, de la même manière que nous devrions considérer comme criminelle l'incitation au meurtre, au kidnapping ou au retour de l'esclavage.
Pour le dire franchement, cette note pourrait être plus claire. Oui, on peut y retrouver les citations que recyclent ceux qui se placent sous l'autorité de Popper pour en appeler à la censure. Sauf qu'elle contient également des réserves allant dans la direction inverse – notamment la réticence à interdire « l'expression de théories intolérantes » – que ses « disciples » auraient tôt fait de pousser sous le tapis. Popper croit-il vraiment que le paradoxe de la tolérance exige de mettre hors d'état de nuire quiconque prêche l'intolérance ?
Popper, la science comme état d'esprit
Pour comprendre ce que disait Popper, il convient de savoir qui il était et ce qu'il essayait d'accomplir. Popper est né à Vienne en 1902 dans une famille juive de la classe moyenne supérieure. Adolescent, il adhère au socialisme révolutionnaire et devient apprenti ébéniste. Sauf qu'il va peu à peu déchanter du marxisme orthodoxe de ses pairs, retourner au lycée, obtenir son baccalauréat sur le tard et se consacrer à l'étude de la philosophie des sciences.
Fort d'une clairvoyance politique dont beaucoup de ses contemporains sont tragiquement dépourvus, il cherche à tout prix à quitter l'Autriche après l'accession au pouvoir de Hitler dans l'Allemagne voisine et réussit à être embauché dans une université de Nouvelle-Zélande en 1937. Après la guerre, il va rejoindre la London School of Economics, nouvellement créée, et y passera le restant de sa glorieuse carrière.
Dans l'histoire de la philosophie, Popper doit surtout sa célébrité à ses travaux sur la manière de concevoir la science. Aujourd'hui encore, beaucoup de gens l'appréhendent comme un ensemble fixe de méthodes servant à prouver la véracité de tel ou tel propos. Par exemple, quand des internautes soutiennent mordicus qu'il nous faut « croire la science », ils sous-entendent l'existence de faits établis que tout individu doté d'un esprit scientifique ne remettrait jamais en doute. Or, selon Popper, le coeur de l'approche scientifique n'est pas tant dans cet ensemble de méthodes, à même de nous offrir des certitudes sur le monde, que dans un état d'esprit. Celui qui nous fait examiner minutieusement toute hypothèse.
Pour Popper, la science est un processus consistant à poser des hypothèses et à chercher à les réfuter. L'essence d'une théorie scientifique est donc sa falsifiabilité : le fait qu'elle puisse être contredite par des preuves empiriques. Pourquoi devons-nous effectivement accorder un crédit provisoire à notre stock actuel de croyances scientifiques ? Parce que, malgré toutes nos tentatives, nous n'avons pas encore réussi à les contredire.
Cette importance accordée au scepticisme et au libre examen, au coeur du raisonnement de Popper sur la science, va également façonner sa pensée politique. Elle explique sa profonde inquiétude de voir tant de ses contemporains, même après la Seconde Guerre mondiale, continuer à penser que le libéralisme pécherait en quelque sorte par anachronisme. Autant de grands esprits pour qui les démocraties libérales risquaient fort d'être évincées par d'autres systèmes politiques, dont le fascisme et le communisme, et le pouvoir bien plus énorme qu'ils offraient à leurs dirigeants.
Dès lors, selon ces penseurs, ce n'était qu'en adoptant des méthodes totalitaires –propagande, censure ou contrôle par l'État des moyens de production – que la démocratie pouvait espérer tenir ses concurrents à distance. Sauf que, comme les avertit Popper dans l'introduction de La Société ouverte et ses ennemis, ils faisaient fausse route à croire que « la démocratie, pour vaincre le totalitarisme, est obligée de copier ses méthodes, et donc de devenir elle-même totalitaire ».
Excès de pouvoir
Selon Popper, l'erreur des « historicistes », ayant à son époque le vent en poupe et qui se réclamaient de prétendues lois de l'histoire pour prédire la mort imminente de la démocratie, était de sous-estimer la force des institutions libérales. « Seule la démocratie offre un cadre institutionnel permettant la réforme sans la violence, et donc l'usage de la raison dans les affaires politiques », avance-t-il encore dans La Société ouverte et ses ennemis. Pour tenir à distance les systèmes totalitaires que sont le fascisme ou le communisme, il nous faut donc soutenir les institutions permettant le libre examen et accordant à tous les citoyens un maximum de droits pour pouvoir contrer leurs gouvernements.
Chez Popper, la peur d'un excès de pouvoir accordé aux dirigeants d'une société est également primordiale dans le chapitre où il traite du paradoxe de la tolérance. Aussi loin que Platon, déplore-t-il, les philosophes politiques se sont toujours concentrés sur qui devait gouverner. Et une fois la question ainsi posée, inévitablement, les réponses ont été « les sages », « les fidèles » ou « le prolétariat ». Or, pour Popper, même le meilleur des gouvernants est susceptible d'actions effroyables si son pouvoir n'est pas réfréné.
Ce qui fait que, selon lui, la meilleure question à se poser serait plutôt : « Comment organiser les institutions politiques de manière que les dirigeants mauvais ou incompétents ne soient pas en mesure de faire trop de dégâts ? » Tout au long de son oeuvre, Popper ne pourra être plus clair dans sa réponse, constituée de limites strictes au pouvoir de l'État et d'un souci particulier de ce qu'il désigne comme la « liberté intellectuelle ».
Soit un contexte indispensable pour analyser la fameuse note sur le paradoxe de la tolérance. Déjà, Popper pose explicitement que le combat contre les « assauts » des intolérants ne doit se faire qu'en dernier recours : « Tant qu'il est possible de les contrer par des arguments rationnels et que l'opinion publique est à même de les contenir, on aurait tout à fait tort de vouloir les interdire. » Ensuite, certes il s'inquiète de « tout mouvement prêchant l'intolérance », mais loin de partir du principe qu'un tel mouvement devrait, automatiquement, être muselé, il laisse entendre qu'une telle répression n'est permise que pour ceux qui en viennent à « contrer l'argumentation par les poings ou les armes ».
De même, le critère de Popper pour déterminer quand il convient de sanctionner pénalement une expression politique est lié à la présence de violence, ou du moins de menace de violence. À savoir que c'est lorsque les prêcheurs de haine se livrent à « l'incitation à l'intolérance et à la persécution » qu'ils doivent être empêchés – une exception largement plus limitée que ne le croient généralement nos « popperiens » pressés.
Contrôle du gouvernement
Et il y a une autre raison de rejeter l'interprétation la plus courante du « paradoxe de la tolérance ». Dans ses paragraphes alentour, Popper le replace en effet dans le contexte d'autres paradoxes qui, selon lui, ne devraient pas, en définitive, affaiblir notre défense des institutions libérales. Ainsi le paradoxe (apparent) de la démocratie, faisant qu'une majorité d'électeurs puisse voter librement pour un dictateur à vie. Ou le paradoxe (apparent) de la liberté, faisant que l'absence totale de contraintes conduise de facto à une mise sous coupe réglée du quotidien des citoyens, vu qu'une société anarchique « offre au fort la liberté d'asservir le faible ». Sauf que, comme le montre Popper, ces trois paradoxes « peuvent être aisément évités » en formulant correctement les arguments en faveur des institutions libérales.
Ce que les libéraux exigent, c'est donc un État dans lequel le peuple a réellement son mot à dire sur le gouvernement, dans lequel les citoyens sont traités de manière impartiale et dans lequel les fonctions essentielles de l'État, y compris le maintien de l'ordre public et les opportunités éducatives, n'empiètent pas sur la liberté de pensée et de conscience de chacun. Ce sont là, conclut-il, « les meilleurs moyens, même s'ils ne sont pas infaillibles, de contrôler un tel gouvernement ».
En somme, cette note de Popper a pu être exploitée par des gens persuadés qu'il faut donner au gouvernement le pouvoir de décider quel type de discours est à marquer du sceau de l'intolérance, et comment punir ceux qu'on accuse de tels crimes de pensée. Sauf que, prise dans son ensemble, toute l'oeuvre de Popper va à l'encontre de cette façon de voir les choses. Loin de croire les démocraties vouées à l'échec si elles n'adoptent pas les méthodes de l'autoritarisme, il appréhendait la défense toute libérale du libre examen et de la limitation des pouvoirs de l'État comme leur gage de survie.
Tolérer la violence des pensées, pas des actions
L'autorité sous laquelle se rangent tous ceux qui adorent citer le paradoxe de la tolérance pour justifier la censure est donc tout bonnement frauduleuse. Mais cela ne répond pas à cette question, fondamentale : comment les sociétés libérales doivent-elles traiter les intolérants ?
Les sociétés tolérantes sont-elles vraiment condamnées à la destruction par les intolérants ? Et, si oui, quand faut-il que les sociétés libérales se sentent en droit de les faire taire – ou de les mettre en prison ? Pour y répondre, il nous faut d'abord expliciter une distinction qui n'est pas immédiatement visible dans la note de Popper. Le mot « intolérant » peut signifier plusieurs choses. Quand nous disons d'une personne qu'elle est intolérante, c'est peut-être parce qu'elle n'est pas disposée à respecter les actuelles règles de la société. Qu'elle est tellement exaspérée par ce qui lui apparaît comme l'immoralité de ladite société qu'elle est prête à s'y opposer par des moyens violents – attaques terroristes ou coups d'État sanglants, par exemple. Ou aussi qu'elle déteste tellement les membres d'autres groupes qu'elle voudra les persécuter par des moyens à l'évidence illégaux – les frapper dans la rue ou mettre le feu à leurs logements et lieux de rassemblement. Autant de gens qu'il faut définir comme les « intolérants violents ».
Les lois vidées de leur sens
Il va sans dire qu'aucune société tolérante ne pourrait supporter bien longtemps ce genre d'intolérance. Si une société démocratique n'est pas disposée à appliquer ses propres lois contre les intolérants violents, alors ces lois se verront rapidement vidées de leur sens.
Mais, dans les débats politiques contemporains, le mot « intolérant » peut avoir – et a effectivement souvent – une définition plus restreinte. Quand nous disons d'une personne qu'elle est intolérante, nous voulons souvent dire qu'elle pense du mal d'autres groupes. Qu'elle est sexiste, homophobe ou raciste. Qu'elle tient des propos offensants sur les membres de ces groupes sur Internet ou qu'elle refuse de les inviter chez elle. Mais sans pour autant proposer de recourir à la violence pour renverser un ordre social qui accorde aux membres de ces groupes un statut égal, ni les menacer, ni les agresser physiquement. Autant de gens qu'il faut définir comme les « intolérants sans violence ».
Dans une société libre, chacun a le droit de critiquer et de réprouver les intolérants sans violence. Nous pouvons recourir à notre propre liberté d'association pour les exclure de nos maisons et de nos rassemblements. Nous pouvons même concevoir des lois qui les empêchent de discriminer les groupes qu'ils détestent, par exemple dans un contexte commercial. Mais ce que nous ne pouvons pas faire sans renoncer à une partie essentielle de nos propres valeurs, c'est les censurer ou les mettre en prison à cause de leurs opinions.
Plus la liberté d'expression est large, plus elle augmente la tolérance
Dans sa version cartoonesque, le paradoxe de Popper nous dit que les tolérants finiront par être détruits s'ils tolèrent en leur sein des prêcheurs d'intolérance.Mais l'histoire des États-Unis, et de nombreuses autres démocraties dans le monde, prouve tout simplement le contraire. À toutes les époques, certains ont prêché publiquement des opinions profondément intolérantes. Et à toutes les époques, d'autres ont été tellement perturbés par ces manifestations publiques de haine qu'ils ont préconisé la censure.
Pourtant, dans un large éventail de démocraties permettant des discussions raisonnablement libres sur toutes sortes de questions sociales et culturelles, on voit que la tolérance a en réalité augmenté : les préjugés subis par les groupes minoritaires ont diminué au fil du temps.
En Europe occidentale, en Amérique du Sud et dans une grande partie de l'Asie de l'Est, les opinions sur les minorités sexuelles et ethniques sont beaucoup plus positives aujourd'hui qu'il y a quelques décennies. Un phénomène nulle part plus évident qu'aux États-Unis, un pays où les limites de la liberté d'expression sont (heureusement) des plus minces. Il y a cinquante ans, une grande majorité d'Américains jugeaient les relations homosexuelles comme les mariages interraciaux profondément immoraux. Aujourd'hui, une grande majorité d'Américains soutiennent le mariage homosexuel et pense que les unions mixtes ne posent pas le moindre problème.
En d'autres termes, la version cartoonesque du paradoxe de la tolérance fait converger confusion conceptuelle et fausseté empirique. Confusion conceptuelle parce qu'elle ignore la distinction fondamentale entre les mots offensants et les actions violentes. Et fausseté empirique car elle estime, à tort, que les opinions intolérantes, à moins qu'elles ne soient censurées et leurs auteurs, punis, l'emporteront sur le marché des idées.
Cette traduction est le fruit de mes efforts pour faire connaître ma réflexion aux francophones intéressés par mon point de vue et les sujets que j’aborde. Merci de soutenir ma mission en partageant mon travail !
Un libéralisme plus sûr de lui
L'idée qu'il y aurait un paradoxe à tolérer des opinions intolérantes est le fruit de l'angoisse et du doute. Autant de sentiments compréhensibles à notre époque où les turbulences politiques semblent s'accélérer, comme en témoignent la campagne présidentielle américaine ou les émeutes au Royaume-Uni. Mais, concernant l'attrait de leurs valeurs, l'histoire montre que les démocraties libérales ont toutes les raisons d'être optimistes. Lorsqu'elles laissent libre cours à un débat véritablement ouvert sur des questions sensibles, il y a certes beaucoup de gens pour dire des choses offensantes, mais le fait est que les idées dominantes qui en émergent ont, jusqu'à présent, plutôt été celles de la tolérance. Pas toujours, mais en tout cas beaucoup plus souvent que sous n'importe quelle autre forme de gouvernement.
À l'inverse, quand des sociétés se mettent à censurer et à exclure, elles le font presque toujours au nom de la vérité, de la tolérance ou de la lutte contre l'obscurantisme. Sauf que les gens qui décident qui doit être censuré ou exclu sont, pour ainsi dire par définition, des puissants, pas des marginalisés. Et comme Popper le montrait, ce sont les puissants qui, depuis les origines de l'histoire humaine, ont su habilement (se) faire croire qu'ils défendaient la liberté quand, dans les faits, ils ne faisaient que serrer les vis de la tyrannie. Son obsession, permanente, fut de mettre en garde ses lecteurs contre les « propagandistes qui, souvent de bonne foi, ont parfait la technique de l'appel aux sentiments moraux et humanitaires à des fins anti-humanitaires et immorales ».
Et, quatre-vingts ans plus tard, son plaidoyer en faveur d'une société ouverte refusant de laisser les puissants décider des idées que nous pouvons publiquement interroger reste plus que jamais d'actualité.