Mais pourquoi les journalistes sont-ils aussi conformistes ?
Les médias s’enferrent parfois unanimement dans des thèses contestables avant de changer brutalement de ligne… Explications.
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Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais - « Why the Media Moves in Unison » - rédigée par Peggy Sastre, a été publiée dans Le Point le 16 décembre.
Durant la majeure partie de la pandémie, les grands médias étaient sûrs et certains que le Covid-19 ne pouvait absolument pas être le fruit d'une fuite accidentelle dans un laboratoire. Pour le New York Times, le Washington Post ou encore le Guardian, il en allait d'une « théorie du complot ». À en croire moult fact-checkeurs, plus réputés les uns que les autres, cette idée avait même été définitivement « débunkée », discréditée. Des scientifiques de renom furent bannis de Facebook et de YouTube pour avoir exprimé leur opposition à la ligne officielle.
Et puis, en l'affaire de quelques semaines, cette théorie allait subitement cesser d'être taboue. Sur les réseaux sociaux, les éléments prouvant que cette théorie avait de quoi être prise au sérieux n'ont cessé de s'accumuler. En janvier 2021, un article du New York Magazine en détailla les plus solides et sa publication fut un moment charnière. S'il ne révélait pas grand-chose de réellement nouveau, tous les titres de presse les plus prestigieux lui emboîtèrent le pas dans les jours ou les semaines qui suivirent. Et il ne fallut pas longtemps avant que la « fuite du laboratoire » soit considérée comme une origine plausible, et même probable, de la pandémie.
Ce revirement constitue peut-être le cas le plus extrême de pensée moutonnière de l'histoire récente. Mais il est loin d'être le seul exemple de couverture médiatique d'un sujet majeur changeant du tout au tout sur un laps de temps extrêmement bref.
Des tabous qui résistent malgré les données factuelles
Prenez la santé mentale de Joe Biden. Même quand la question en est venue à préoccuper l'Américain moyen, les journaux étaient toujours des plus réticents à en parler ouvertement. Ou voyez les effets secondaires délétères des traitements hormonaux administrés à des adolescents désirant « changer de sexe » : jusqu'à quand les journalistes mainstream ont pu affirmer que le « consensus scientifique » les jugeait sans danger ?
On pourrait enfin mentionner, là aussi durant la pandémie, la fermeture des écoles qu'on a vite suspecté d'être dévastatrices pour les élèves les plus défavorisés, mais même quand cette crainte s'est révélée fondée, il y avait toujours des journalistes tout à fait réputés pour l'ignorer, voire la tourner en ridicule. Là encore, et même si les données factuelles s'étaient accumulées depuis longtemps, ces trois tabous ont résisté plus que de raison, pour finalement s'évaporer comme du jour au lendemain.
Autant d'histoires pouvant expliquer, en grande partie, pourquoi le journalisme n'inspire vraiment plus confiance. Bien sûr, qu'un journaliste change d'avis à mesure qu'évolue l'état des connaissances est un phénomène parfaitement normal, voire louable. Reste que lorsque des journalistes ignorent des faits durant des semaines ou des mois pour changer subitement de disque, il est compréhensible – voire inévitable – que le commun des mortels flaire le complot. Si tant de « professionnels » marchent – et font demi-tour – en cadence, quelle autre explication plus simple que des ordres dictés d'en haut ?
Les journalistes ne veulent pas être exclus de leur milieu social
Sauf que pour expliquer pourquoi les médias s'agglomèrent autour des mêmes tabous, un grand complot n'est pas nécessaire – comme sont improbables la plupart des conspirations qu'on imagine et qui devraient impliquer des milliers d'individus disparates aux motivations concurrentes. La véritable raison est bien plus prosaïque. Les journalistes ont envie d'être lus. Ils veulent se façonner un lectorat. Ils cherchent à gagner de l'argent. Mais, bien plus que tout, ils tiennent à ne pas être exclus de leur milieu social.
Ce qui contribue à expliquer comment naissent et meurent les tabous journalistiques. Tel fait ou point de vue semble favoriser les mauvaises personnes. Pour des raisons rationnelles ou non, on croit qu'il exacerbe le racisme anti-asiatiques (fuite de laboratoire), nuit à la lutte pour les droits des personnes transgenres (traitements hormonaux), sape les efforts pour endiguer la pandémie (fermetures d'écoles) ou encore affaiblit la démocratie américaine (acuité mentale de Joe Biden). Ce qui suffit à rendre suspect quiconque en rend compte.
Mais, au fil du temps, et à mesure que les preuves s'accumulent pour confirmer que cette croyance taboue est en réalité fondée, ou que l'admettre n'entraîne pas les terrifiantes conséquences que les journalistes avaient redoutées, il devient de plus en plus difficile de nier la réalité. Ce qui était un consensus social organique ne tient plus que par la peur de l'ostracisme. Et l'heure est donc venue pour qu'un courageux brise le silence et réduise ainsi le coût d'exprimer publiquement ce qui était depuis longtemps chuchoté en privé.
Les racines du dinérisme
Que les opinions exprimées dans la grande presse soient aussi souvent homogènes, et qu'elles semblent évoluer comme si on les avait changées de partition, cela n'est pas le fruit d'un complot. La chose procède, en simplifiant, du désir de nombreux journalistes de ne pas se faire poser des questions gênantes lors de leur prochain dîner en ville.
Les humains sont des animaux sociaux. Nous avons soif d'argent et de pouvoir. Nous sommes en quête de sécurité et de plaisirs physiques. Certains d'entre nous ont même des idéaux pour lesquels ils sont prêts à mourir – et certains même en meurent. Reste que l'une de nos pulsions les plus primordiales – celle qui, dans bien des cas, prend le pas sur toutes les autres – est le besoin de validation et de relations sociales.
Et les raisons en sont profondes. Pendant la majeure partie de notre histoire, en tant qu'espèce, les individus ostracisés de leur groupe avaient largement plus de risques de mourir. Même aujourd'hui, la plupart des gens jugent l'humiliation sociale aussi pénible que la douleur physique. Ce n'est pas un hasard si le mitard est assimilé à une forme de torture. Dans l'histoire de la guerre, beaucoup plus d'hommes ont été disposés à marcher vers leur mort aux côtés de leurs camarades que de sauver leur vie en désertant le groupe.
La peur de la désapprobation sociale
Le besoin d'approbation sociale a toujours joué un rôle majeur dans nos vies. Pour les chasseurs-cueilleurs, être rejeté du groupe augmentait considérablement les chances de mourir, et vite. Mais d'autres besoins tout aussi pressants, comme la survie et la sécurité, peuvent entrer en concurrence. Quand on meurt de faim, on peut se risquer à voler une miche de pain, qu'importe les conséquences sociales. Raison pour laquelle la crainte de l'isolement est encore plus forte chez ceux qui ont grandi dans le confort matériel et la sécurité physique – pour eux, l'idée d'avoir sa maison bombardée ou son assiette vide est inconcevable. Comment décrire un membre de la classe moyenne supérieure dans une société capitaliste prospère ? Comme quelqu'un pour qui la désapprobation sociale est le pire des risques, car l'un des pires malheurs pouvant affliger son existence.
À mon sens, cette quête d'approbation sociale est une motivation bien plus puissante des actions humaines que celles avancées le plus souvent. Selon le rasoir de Hanlon, il ne faut jamais attribuer à la méchanceté ce que la stupidité suffit à expliquer. Dans la même veine, pour comprendre l'uniformité médiatique, il est inutile de flairer un complot là où seule l'envie de ne pas se faire regarder de travers au prochain dîner suffit.
Le besoin ancestral d'approbation sociale explique certes pourquoi tant de gens se conforment aux tabous sociaux, mais il ne suffit pas à comprendre pourquoi la nature de ces tabous, qui structurent la société, est à même de changer si vite et d'une façon aussi apparemment imprévisible. Pour résoudre cette énigme, il nous faut nous tourner vers les travaux de Timur Kuran, un économiste turco-américain qui, à la fin des années 1980, allait chercher à comprendre les origines des révolutions politiques.
Ce que l'on pense et ce que l'on dit
Deux jours avant que son mari soit renversé et quelques mois avant que toute sa famille soit brutalement assassinée, la tsarine Alexandra de Russie n'accordait aucune importance aux « jeunes gens [qui] courent et crient qu'il n'y a pas de pain, simplement pour créer l'agitation […] S'il faisait très froid, ils resteraient probablement tous chez eux ». Mais elle n'était pas la seule à ne pas percevoir l'ampleur des changements imminents. À peu près à la même époque, l'ambassadeur britannique envoie un câble à Londres pour signaler « quelques troubles survenus aujourd'hui », tout en insistant qu'il n'y avait là « rien de grave ».
On peut s'étonner que les observateurs les mieux informés de la Russie de 1917 n'aient pas su anticiper les événements dramatiques en passe de se produire, sauf que cela n'a rien d'exceptionnel. Même s'il était facile, rétrospectivement, de repérer les signes d'un mécontentement généralisé à chacun de ces bouleversements majeurs, leurs contemporains les plus perspicaces n'ont pas su prédire l'avènement de la Révolution française en 1789, la chute de la monarchie perse en 1979, ni même l'effondrement du communisme en Europe de l'Est en 1989. Pourquoi ?
Selon Kuran, la raison pour laquelle les révolutions sont souvent si surprenantes réside dans l'écart entre les opinions privées des individus et celles qu'ils sont prêts à exprimer publiquement. Dans les régimes oppressifs, l'expression d'opinions considérées comme « mauvaises » est lourdement sanctionnée, ce qui pousse les citoyens à adopter ce qu'il appelle la « falsification des préférences ».
Dans les sociétés où la « falsification des préférences » est répandue, il devient difficile pour quiconque, de l'homme de la rue au ministre, d'avoir une idée précise de la répartition réelle des opinions au sein de la population. Pour Kuran, ce sont autant de conditions préalables à une « cascade de préférences » : un petit événement, apparemment anodin, peut subitement dévoiler l'impopularité du discours officiel, et ainsi permettre aux gens d'exprimer publiquement ce qu'ils tenaient depuis longtemps secret.
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Les seuils de révolte personnels et la mobilisation collective
Comme le modélise Kuran, imaginons deux micro-régimes autoritaires, le régime A et le régime B, composés chacun de dix individus ayant des seuils personnels de révolte très différents. Ces seuils dépendent de leurs opinions, des bénéfices qu'ils retirent de leur conformité au régime et de leur capacité à tolérer la falsification de leurs véritables préférences. Un citoyen au seuil de 0 protestera même sans en espérer de gratification, tandis qu'un seuil de 100 reflète une loyauté totale, même face à l'effondrement du régime.
Ce qui joue également sur les actions individuelles, ce sont des facteurs objectifs, tels que le mécontentement général ou le coût d'abandonner la dissimulation des opinions véritables. Chaque manifestation publique réduit les risques et augmente les chances de changement en diminuant les possibles représailles. Dans le régime A, les seuils de révolte sont élevés, ce qui empêche l'émergence d'une dynamique de protestation généralisée. En revanche, dans le régime B, bien que les citoyens soient généralement plus satisfaits, une répartition plus homogène des seuils est à même de faciliter la mobilisation collective, ce qui augmente les chances de renversement du régime.
À l'origine, Kuran se focalisait sur les révolutions politiques. Mais il allait vite comprendre que son modèle permettait d'expliquer une multitude d'autres phénomènes. Par exemple, pourquoi les scientifiques s'accrochent à un paradigme erroné, même lorsque ses limites deviennent de plus en plus évidentes, avant de l'abandonner au profit d'un concurrent selon un virage à première vue aléatoire. Ou comment des militants peuvent écarter un candidat d'un parti qu'ils soutenaient pourtant inconditionnellement pour se rallier à un successeur qui, il n'y a pas encore longtemps, semblait faire l'unanimité contre lui. Et, évidemment, il peut expliquer pourquoi les médias chantent à l'unisson et peuvent, d'une manière tout aussi uniforme, changer de partition sans qu'aucun incident déclencheur évident n'explique ce virage.
Les raisons du conformisme
Cela va sans dire, la différence est notable entre les cascades de préférences précédant les révolutions politiques et celles annonçant un changement de ligne éditoriale des médias mainstream. Quand vous vous opposez à un régime dictatorial, vous courez le risque d'être frappé, emprisonné, voire exécuté. En revanche, un journaliste qui dévie de la ligne éditoriale majoritaire risque principalement… de devoir répondre aux questions embarrassantes de ses pairs, ou, dans le pire des cas, de perdre son emploi. Reste que si la sévérité des sanctions diffère considérablement d'un cas à l'autre, ce qui incite au conformisme demeure étonnamment similaire dans les deux situations.
Le statut de révolutionnaire couronné de succès offre de considérables avantages. Vous vivez selon vos convictions profondes, œuvrez pour une cause qui vous est chère et, avec un peu de chance, le nouveau régime récompensera votre loyauté. Mais l'échec d'une révolution coûte très cher. Si la cause que vous soutenez échoue, on vous coupera métaphoriquement – ou littéralement – la tête. Et même si, après vous, le triomphe finit par arriver, aucun de vos camarades ne pourra vous ressusciter.
De même, et qu'importe que les enjeux soient beaucoup moins élevés, il y a un gain substantiel à initier une cascade de préférences qui en vient à briser un tabou médiatique. Votre article cartonne, vous êtes salué pour votre audace et vous pouvez même en obtenir une promotion. Mais le coût de l'échec demeure lui aussi relativement élevé. Si le tabou persiste, vous risquez d'être pris en chasse sur les réseaux sociaux et ostracisé de vos cercles relationnels. Et même si, au final, votre point de vue finit par être adopté, avoir pris position trop tôt peut irréparablement nuire à votre réputation.
Ce qui explique un phénomène propre au journalisme mainstream qui m'a longtemps paru aussi étrange que méritant davantage d'attention. À première vue, on pourrait penser que les premiers à prendre au sérieux la théorie de la fuite de laboratoire, ou à soulever des questions sur les traitements hormonaux pour les enfants transgenres, y seraient applaudis pour leur clairvoyance. Pourtant, la dynamique sociale des médias fonctionne différemment. Si vous êtes celui qui brise un tabou avant que d'autres journalistes influents ne le fassent, vous êtes rapidement étiqueté comme foldingue – et l'étiquette a tendance à vous coller, même quand l'ensemble de la profession s'est rangé à votre point de vue.
Cette traduction est le fruit de mes efforts pour faire connaître ma réflexion aux francophones intéressés par mon point de vue et les sujets que j’aborde. Merci de soutenir ma mission en partageant mon travail !
Une vision dinériste de l'histoire
Au cours des trois derniers siècles, les sciences humaines et sociales ont été secouées par une intense bataille intellectuelle sur les causes de l'action humaine et des événements historiques.
D'un côté de ce grand débat, on trouve les idéalistes. Ceux qui, comme leur nom l'indique, estiment que ce sont les idées qui guident les comportements. Selon Hegel, qui en fut sans doute l'archétype, il fallait appréhender l'histoire comme l'accomplissement progressif de « l'esprit du monde ».
En face, il y a les matérialistes. Pour eux, ce sont les facteurs matériels qui conditionnent les comportements. Pour Marx, sans doute le plus emblématique des matérialistes, le mode de production déterminait non seulement la forme de la lutte entre les classes sociales d'une société, mais aussi la manière dont celles au pouvoir légitimaient leur domination.
Quand j'étais étudiant et que je m'occupais d'histoire intellectuelle, de théorie politique et de politique comparée, j'ai passé des heures à me plonger dans ces théories concurrentes de l'action humaine. Aujourd'hui encore, comprendre ces approches me semble essentiel si l'on veut réfléchir au monde social. Reste que je suis de plus en plus convaincu qu'il y aurait un concept beaucoup plus simple pour saisir ce qui motive la plupart des gens dans leurs actions – qu'on parle de journalistes, d'hommes et de femmes travaillant dans un bureau ou même de présidents de la République et de chefs d'entreprise.
Ce qui mène notre monde, ce n'est ni l'idéalisme, ni le matérialisme. C'est le dinérisme.
Votre analyse est très pertinente as usual.
J’ajouterais qu’il est également crucial de se méfier des individus ou des médias qui exploitent les arguments fondés de ceux qui refusent de suivre aveuglément une opinion dominante.
Ces acteurs utilisent parfois ces arguments valides, mais de manière tellement radicale et sans nuances qu’ils finissent par propager des exagérations et des mensonges.
Un exemple notable est le blog complotiste France Soir, qui, pendant la pandémie, a repris certains arguments légitimes mais les a déformés par des mensonges et des manipulations pour alimenter son opposition aux vaccins et aux interventions non pharmaceutiques (NPI). Cette approche a rendu leur discours potentiellement très dangereux pour la population.
Ce type de discours contribue également à ce que certains médias et personnalités du courant dominant rejettent systématiquement les arguments valides.
Sous prétexte qu’ils sont récupérés et amplifiés de manière mensongère par des opportunistes, ces arguments sont souvent balayés d’un revers de main. Cela pousse ces médias à adopter une posture radicalement opposée, les empêchant ainsi de prendre en compte les véritables points pertinents.
Au final cela retarde la prise de conscience des personnes /medias
Le public est souvent fautif aussi car dès qu’une nuance est apportée il bascule immédiatement, il est très binaire