Prenez Trump au pied de la lettre
Sa volonté de risquer l'effondrement financier mondial rend également plus probable qu'il fasse l'inimaginable dans d'autres domaines.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 11 avril dans Le Point.
Donald Trump est sans doute l'être humain vivant aujourd'hui qui suscite le plus de commentaires. Et presque tous les propos tenus à son sujet ont quelque chose de profondément désespérant, comme si leurs auteurs n'avaient qu'une idée à faire passer, et ce dans un style plus ou moins ampoulé : que Trump, vraiment, on le déteste. Se risquer à lire l'ensemble des articles que certains grands journaux ou magazines lui ont consacrés revient à donner corps – fût-ce au prix de sa faiblesse conceptuelle – à la tradition philosophique de l'émotivisme, voulant que les jugements moraux du type « tuer, c'est mal » ne signifieraient guère plus que « beurk le meurtre ».
Ma conscience aiguë de cet état de fait me laisse quelque peu désemparé quant à la manière d'aborder notre moment politique. J'ai moi-même écrit, à une époque, des dizaines – voire des centaines – d'articles aux formules plus ou moins ampoulées, qui revenaient en somme à affirmer, avec une conviction inébranlable, que « beurk Trump » est une réaction parfaitement légitime. Et si je n'ai pas varié d'un iota sur le fond depuis le printemps 2017 – et si les débordements d'indignation qu'il suscite continuent, comme toujours, de trôner en tête des articles les plus lus du pays –, je suis aussi pleinement conscient que ces diatribes n'ont, en réalité, jamais vraiment convaincu que les convaincus. En somme, je n'ai plus l'énergie d'alimenter encore une fois cette veine aujourd'hui tarie.
Dans cet océan de commentaires fugaces, un article a émergé de manière aussi inattendue que marquante. En 2016, Salena Zito – autrice conservatrice et chroniqueuse fidèle de Trump (elle se trouvait d'ailleurs à quelques mètres de lui lorsqu'un homme armé a tenté de l'assassiner à Butler, en Pennsylvanie) – avançait que « la presse le prend au pied de la lettre, mais pas au sérieux ; ses partisans, eux, le prennent au sérieux, mais pas au pied de la lettre ». La formule a fait mouche, s'imposant rapidement comme une clé d'interprétation incontournable de Trump – et elle reste, encore aujourd'hui, d'une justesse remarquable.
Prenez l'une des promesses phares de Trump, répétée à l'envi lors de sa première campagne présidentielle : ériger un mur à la frontière sud, aux frais du Mexique. En pratique, il n'est jamais parvenu à construire une barrière continue le long de la frontière, et le Mexique a, sans surprise, refusé net d'en financer la moindre portion. Pris au pied de la lettre, l'engagement est donc resté lettre morte. Il n'en demeure pas moins que les flux migratoires ont nettement diminué durant le premier mandat de Trump – bien davantage que sous la présidence de Joe Biden. Et Trump, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, a bel et bien utilisé les droits de douane et les pressions diplomatiques pour obtenir du Mexique d'importantes concessions. De quoi donner raison à ses partisans : en prenant sa promesse au sérieux plutôt qu'au mot, ils ont de bonnes raisons d'estimer qu'elle a été tenue.
Il est également tentant d'appliquer la grille de lecture proposée par Zito aux récentes déclarations de Trump, dont beaucoup se révèlent encore plus extravagantes que ses promesses d'antan. Dernièrement, le président a pris l'habitude de désigner Justin Trudeau comme le « gouverneur du Canada », suggérant que notre voisin du Nord pourraient bientôt devenir le 51e État des États-Unis. Il a aussi laissé entendre, à plusieurs reprises, qu'il pourrait briguer un troisième mandat, insinuant que les restrictions posées par le 22e amendement ne le concerneraient pas. Et il continue de marteler que les États-Unis devraient annexer le Groenland – y compris, au besoin, par la force.
Selon Zito, ce genre de déclarations vise avant tout à faire réagir les adversaires de Trump. Depuis ses débuts en politique, il prospère en lançant, à moitié sur le ton de la blague, des provocations que les figures les plus détestées de l'establishment s'empressent de condamner avec virulence. Il peut alors brandir leurs réactions outrées, leurs « beurk » indignés, comme autant de preuves que, malgré tous ses travers, il a forcément touché juste – puisqu'il parvient à indigner ceux que les électeurs abhorrent le plus. Prendre à la lettre tout ce que dit Trump, c'est précisément tomber dans le piège qu'il tend.
Mais les événements actuels montrent qu'il serait tout aussi illusoire de rejeter les déclarations les plus extravagantes de Trump comme du simple « trolling ». La grande différence entre 2016 et aujourd'hui, c'est que Trump revient à la Maison-Blanche avec un entourage bien plus loyal, et porté par une volonté nettement renforcée de concrétiser ses ambitions. Dans tous les domaines – de la politique étrangère à l'immigration –, cela s'est déjà traduit par des mesures bien plus radicales que celles mises en œuvre au début de son premier mandat.
Au cours des derniers mois, bon nombre de déclarations qui semblaient d'abord n'être que du vent se sont révélées, en réalité, tout à fait sérieuses. Prenons le cas du département de l'Efficacité gouvernementale. Lors de son annonce par Trump, nombre de commentateurs y ont vu, à tort, une manœuvre habile destinée à mettre Elon Musk sur la touche. Comme le résumait un post viral sur les réseaux sociaux : « Si vous lisez les petites lignes, ce nouveau département Doge n'est qu'un groupe de consultants surcotés. Une vaste opération d'enfumage. » La réalité s'est avérée tout autre. Musk s'est servi du Doge pour piloter d'importantes coupes budgétaires dans l'ensemble de l'administration fédérale, pour licencier des milliers de fonctionnaires et pour fermer des agences de premier plan comme l'Usaid.
Même chose lorsque Trump a promis de s'en prendre aux universités en raison de l'activisme radical qui règne sur les campus. À l'annonce, par son administration, de l'intention d'utiliser le pouvoir exécutif pour contraindre les universités à sanctionner les étudiants enfreignant le règlement – qu'il s'agisse d'occupations de bâtiments ou d'actes d'intimidation visant des étudiants juifs –, on pouvait s'attendre à une simple directive adressée au ministère de l'Éducation (entre-temps supprimé) pour ouvrir quelques enquêtes. Il n'en a rien été.
L'administration a opéré des coupes drastiques, retirant plusieurs milliards de dollars de financements aux établissements visés, et a commencé à expulser des non-citoyens sans même chercher à établir qu'ils avaient enfreint la loi. L'offensive engagée contre la liberté d'expression sur les campus dépasse largement ce qu'auraient pu anticiper ceux qui pensaient qu'il suffisait de prendre Trump au sérieux, sans le prendre au mot.
Même les promesses récurrentes de Trump de récompenser ses alliés et de punir ses ennemis se sont révélées bien plus concrètes que beaucoup ne l'avaient anticipé. Lors de son premier mandat, les slogans de campagne du type « Lock Her Up » (Foutez-la en taule) étaient restés largement lettre morte. Cette fois, il a déjà gracié l'ensemble des personnes condamnées pour des infractions liées à l'assaut du Capitole, révoqué la protection des services secrets pour plusieurs hauts responsables qui l'avaient publiquement désavoué, comme John Bolton ou Mike Pompeo, et pris pour cible de grands cabinets d'avocats ayant représenté des plaignants critiques à son encontre, tels que WilmerHale.
Mais l'exemple le plus éclatant de ce que peut coûter le refus de prendre Trump au sérieux – au motif qu'il ne faudrait pas le prendre au pied de la lettre – reste, bien sûr, sa politique commerciale. Au moins depuis les années 1980, Trump est obsédé par les dangers que feraient peser les déficits commerciaux américains avec les pays émergents, le Japon étant alors la principale cible de sa colère. Il s'est opposé à l'Alena, n'a cessé de pourfendre la Chine et a dénoncé le libre-échange tout au long de sa campagne de 2016. Lors de sa campagne pour un second mandat, à l'automne dernier, il a promis de faire des droits de douane une priorité. Et plusieurs figures clés de son équipe économique ont publié des tribunes appelant à l'instauration de tarifs douaniers extrêmement élevés.
Malgré tout, Wall Street comme la plupart des commentateurs ont longtemps choisi de prendre au sérieux l'hostilité de Trump à l'égard de l'ordre économique établi – sans pour autant la prendre au mot. On s'attendait à des droits de douane ciblés, visant quelques partenaires stratégiques. Peu imaginaient qu'il irait jusqu'à imposer des taxes massives sur quasiment l'ensemble des pays commerçant avec les États-Unis, au risque de faire vaciller l'ordre commercial mondial, d'ébranler les marchés financiers et de provoquer une récession planétaire. Il aura fallu l'une des semaines les plus chaotiques de l'histoire récente de Wall Street, provoquée par une annonce politique, pour que Trump consente à un recul – lequel, soit dit en passant, reste à ce jour bien plus limité et provisoire que ne l'ont laissé entendre nombre de réactions. Pour l'heure, il n'a promis qu'un moratoire de 90 jours sur la majorité des droits de douane excédant 10 %, tandis que les tarifs prohibitifs visant la Chine, eux, restent pleinement en vigueur.
Les recommandations de Zito incitent à faire preuve de bon sens lorsqu'il s'agit d'anticiper les actes futurs de Trump. Autrement dit, lorsqu'il avance une mesure qui reste globalement dans le champ de ce qu'un autre président pourrait raisonnablement envisager, il y a fort à parier qu'il la mettra en œuvre. S'il promet, par exemple, une baisse des impôts pour les entreprises, il y a de bonnes chances que cela figure en tête de ses priorités lors des prochaines négociations budgétaires.
À l'inverse, lorsque Trump lance des déclarations fracassantes qui sortent largement du cadre de la politique traditionnelle, il finit le plus souvent par adopter une ligne nettement plus modérée. Ses promesses de placer le Groenland sous contrôle américain « par tous les moyens nécessaires » relèvent sans doute davantage de la fanfaronnade ; in fine, selon cette grille de lecture, l'administration se contentera probablement d'un accord négocié avec le Danemark pour renforcer la sécurité dans l'Arctique. De même, les menaces de Trump de passer outre les décisions de la Cour suprême semblent surtout traduire une irritation passagère ; en définitive, l'interprétation proposée par Zito suggère qu'il n'ira pas jusqu'à provoquer une véritable crise constitutionnelle.
Mais compte tenu de l'incroyable désinvolture avec laquelle Trump s'est montré prêt, la semaine dernière, à risquer un effondrement financier mondial, il me semble désormais plus vraisemblable que les prédictions fondées sur les conseils de Zito se révèlent erronées plutôt que pertinentes. Depuis le début de ce second mandat, Trump s'est montré bien plus disposé – et en mesure – de rompre avec les usages, y compris lorsqu'il s'agit de mesures qui, jusqu'à récemment, auraient semblé proprement insensées. Quiconque cherche aujourd'hui à anticiper ses prochaines décisions ferait sans doute mieux de commencer par le prendre à la fois au sérieux et au pied de la lettre.
Vous ne comprenez rien à Trump. Parce que vous demeurez un progressiste, adversaire des frontières et indifférent à votre pays. La nation est une notion qui vous est étrangère. Commencez à penser comme un nationaliste, commencez à penser comme le citoyen d'un pays qui a des intérêts "nationaux" à défendre et pas des "valeurs" universelles qui ne reposent sur rien. Le vrai paradoxe est que Trump en tant que milliardaire devrait penser comme vous. Ses intérêts financiers vont dans le sens de votre réflexion politique. Et vous qui n'avez rien, et qui n'êtes pas milliardaire, vous devriez penser comme lui. Les gens de gauche comme vous ont perverti la réflexion politique et philosophique. Vous pensez avec vos pieds. Je ne m'abonnerai jamais à votre Substack.