Quand les défenseurs de la démocratie deviennent ses fossoyeurs
La plus haute instance roumaine vient d’annuler le premier tour de l’élection présidentielle. Sous prétexte de la défendre, c’est une trahison de la démocratie.
Bienvenue à ma newsletter en français.
Dans les mois à venir, j'espère publier ici au moins un article et une interview par semaine.
En anglais, j'ai déjà plus de 60 000 abonnés. En français, je débute tout juste. Pourriez-vous m'aider à faire connaître cette nouvelle publication en la partageant aujourd'hui avec trois amis ou connaissances ? Je vous en suis très reconnaissant.
Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigé par Peggy Sastre, a été publié hier dans Le Point.
Imaginez le scénario suivant :
Un pays de l'Union européenne est sur le point d'élire un nouveau président. Son paysage politique est dominé depuis longtemps par deux partis largement considérés comme profondément corrompus. Au premier tour de l'élection, surprise : deux outsiders arrivent en tête des suffrages. La première, une femme de 52 ans, est une maire pro-Europe issue d'une petite ville de province. L'autre, un homme de 62 ans, est une personnalité médiatique d'extrême droite aux évidentes sympathies pour le Kremlin. Les partis traditionnels sont furieux et l'idée de ce que le candidat d'extrême droite serait susceptible de faire s'il accédait au pouvoir fait naître des inquiétudes légitimes. Mais compte tenu de la différence marquée entre les deux candidats restant en lice, au second tour les électeurs ont un véritable choix quant à la future orientation de leur pays.
Et voilà qu'alors que certains électeurs de l'étranger ont déjà commencé à voter et qu'il ne reste que deux jours avant la fin du second tour du scrutin, la Cour constitutionnelle annule les résultats du premier. Ses juges ne prétendent pas que le dépouillement a été entaché d'irrégularités. Ils ne disent pas non plus que les électeurs ont subi des intimidations ou que les candidats ont été empêchés de faire campagne librement. Ils sous-entendent simplement que cette percée aussi soudaine que stratosphérique s'explique, selon de récentes révélations des services de sécurité, par l'intervention d'agents russes se livrant à des cyberattaques et à des publicités, sur TikTok, financées hors des clous en faveur du candidat d'extrême droite.
Les juges annoncent que l'élection devra être réorganisée depuis le début. Et comme cela nécessitera du temps, le président sortant restera à son poste au-delà de l'échéance prévue pour la fin de son mandat.
Pensez-vous que cette affaire ferait les gros titres ? Et comment croyez-vous que réagiraient ceux qui se prétendent gardiens de la démocratie ?
Une annulation controversée au cœur du processus électoral roumain
Vous l'avez compris, ce scénario n'a rien d'imaginaire. C'est le remarquable enchaînement d'événements, largement ignoré par le reste du monde, qui vient juste de se dérouler en Roumanie, un État membre de l'Union européenne de 19 millions d'habitants. Or, il se trouve que ces événements n'ont pas eu l'heur d'attirer beaucoup l'attention de la communauté internationale ; pire encore, les institutions et les organisations qui prétendent soutenir la démocratie ont, dans leur majorité, salué la décision de la Cour constitutionnelle.
« En agissant ainsi, avance le Financial Times dans un éditorial, la Cour constitutionnelle a fait respecter l'État de droit en matière de processus électoral. » Le département d'État des États-Unis, tout en utilisant un vocabulaire plus amphigourique, n'a pas dit autre chose. « Les États-Unis se tiennent aux côtés du peuple roumain confronté à une situation inédite en matière d'intégrité de ses élections […] Les États-Unis réaffirment leur confiance dans les institutions et les procédures démocratiques de Roumanie, y compris dans les enquêtes sur une influence étrangère malveillante. »
Voulez-vous (ou connaissez-vous quelqu’un) qui aimerait recevoir mes articles et mes discussions directement dans votre boîte aux lettres en allemand ou en anglais?
Mais ce jugement de la Cour constitutionnelle de Roumanie, tout comme l'acceptation béate de ceux qui prétendent se battre pour protéger la démocratie, est une grave erreur. Si vous voulez contenir les candidats extrémistes, il n'y a pas d'autre moyen que de convaincre les électeurs qu'il existe une meilleure alternative, plus modérée. Lorsque ceux qui prétendent défendre les valeurs de la démocratie invoquent des motifs fallacieux pour annuler des élections dont l'issue les choque, alors ils ne sont plus les défenseurs de la démocratie, mais ses fossoyeurs.
La justification brandie par la Cour constitutionnelle pour annuler le premier tour de l'élection est ridiculement ténue. Elle avance que « le processus électoral […] a été entaché sur toute sa longueur de multiples irrégularités et d'infractions à la loi électorale ». Mais au lieu de détailler ces irrégularités, elle reste étonnamment floue. « Le droit des électeurs à se former une opinion comprend celui d'être correctement informés avant de prendre une décision », peut-on lire ; mais ce droit a été « violé car les électeurs ont été mal informés au cours d'une campagne électorale qui a favorisé un candidat ». Est-ce une raison suffisamment solide pour annuler une élection après que tous les bulletins ont déjà été déposés dans les urnes et comptés ?
Un précédent dangereux pour la démocratie en Europe
Prenons un peu de recul.
Les tentatives d'influencer l'issue d'élections démocratiques dans des pays tiers s'inscrivent dans une longue tradition des puissances autoritaires. L'Union soviétique l'a fait pendant toute la guerre froide, en finançant secrètement de puissants partis communistes dans d'autres pays, de la Grèce à l'Espagne en passant par l'Italie. Ces dernières années, la Russie a ressorti cette tradition du placard, tout en faisant preuve d'une plus grande souplesse en matière d'idéologie. À présent, les partis extrémistes, à la fois à l'extrême droite et à l'extrême gauche, peuvent espérer une transfusion de liquidités de la part du Kremlin s'ils s'avèrent être des relais suffisamment solides des intérêts russes.
Les preuves que la Russie s'est mise à exercer son influence en se servant de technologies plus modernes ne manquent pas non plus. Les meilleures études réalisées sur l'élection présidentielle américaine de 2016 révèlent que les tweets et autres publications sur les réseaux sociaux poussés par les bots russes constituaient une part minuscule du contenu vu par les électeurs américains. Il est fort peu probable qu'ils aient pesé sur le résultat de l'élection. Mais ce n'est certainement pas faute d'avoir essayé. Nous avons de bonnes raisons de penser que le Kremlin a réellement voulu influencer ce scrutin – et que, depuis, son expertise en termes d'influence sur les réseaux sociaux a gagné en sophistication.
Dans le cas de la Roumanie, certains rapports déclassifiés des services de renseignements et des déclarations publiques de dirigeants de TikTok fournissent suffisamment de preuves pour laisser penser à l'existence d'opérations d'influence étrangères. Dans le sillage des élections, par exemple, la plateforme de réseaux sociaux chinoise a fermé un groupe de comptes qui, selon ses dirigeants, avaient fait de la publicité politique détournée en faveur de Călin Georgescu, le candidat d'extrême droite. Même les plus ardents défenseurs de la liberté d'expression – dont je me targue de faire partie – doivent reconnaître que nous ne pouvons pas laisser des puissances étrangères faire élire des candidats qui favorisent leurs intérêts au mépris des lois locales sur les financements de campagne.
L'affaire de la Roumanie est donc un rappel opportun que les démocraties occidentales doivent prendre au sérieux l'endiguement des opérations d'influence étrangère. Des dictateurs ne doivent pas pouvoir financer les partis politiques d'une démocratie. Dans des pays qui ont coutume d'encadrer les dépenses de campagne, les plateformes de réseaux sociaux doivent garantir l'égalité des traitements. Et oui, ceux qui ont violé des lois en vigueur doivent être poursuivis.
L'ombre persistante de l'ingérence étrangère
Mais s'il est nécessaire de prendre des mesures énergiques pour lutter contre les influences étrangères, aucun de ces arguments ne peut justifier d'ignorer la volonté, exprimée ouvertement, de millions de citoyens qui sont allés voter. Dans une démocratie, les électeurs méritent un minimum de respect. Naturellement, les autorités judiciaires peuvent intervenir pour s'assurer que les lois nationales sont respectées pendant une campagne électorale. Dans des circonstances extraordinaires, par exemple quand des irrégularités sont avérées lors du décompte des voix, elles doivent même conserver le droit d'organiser de nouvelles élections. Mais conclure que les électeurs ont été incapables de se faire une opinion éclairée sous prétexte que les partisans d'un candidat se sont livrés à des campagnes de désinformation sur TikTok, c'est le summum de l'orgueil. Cela sous-entend que non seulement cette cour est l'arbitre ultime pour déterminer le vrai du faux en matière d'opinion politique, mais, pire encore, que seul un électeur victime d'une mystification irrationnelle aurait pu choisir de voter dans ce sens.
À l'ère des réseaux sociaux, chaque élection voit apparaître des comptes qui diffusent des rumeurs sans fondements et des agents étrangers qui essaient d'influencer les opinions des électeurs. Si nous normalisons l'idée que des juges non élus peuvent annuler le résultat d'élections libres en nous basant sur des faits aussi légers, l'establishment politique sera tenté de préserver le statu quo chaque fois qu'une élection surprendra tout le monde.
Les raisons les plus importantes de s'opposer à la décision de la cour sont (comme celles que j'ai avancées jusqu'à présent) de nature morale. Mais même pour une simple raison de prudence, l'idée est moins bonne qu'elle ne peut paraître à première vue. Car l'hypothèse que le type de stratagème auquel a eu recours la Cour constitutionnelle roumaine pourrait empêcher les extrémistes d'accéder au pouvoir est extrêmement sujette à caution.
Cette traduction est le fruit de mes efforts pour faire connaître ma réflexion aux francophones intéressés par mon point de vue et les sujets que j’aborde. Merci de soutenir ma mission en partageant mon travail !
Jusqu'à présent, la plupart des Roumains estimaient que les revendications de M. Georgescu, selon lesquelles il existerait un infâme complot mettant tout en œuvre pour l'empêcher d'accéder au pouvoir, étaient largement exagérées. Avec seulement 23 % des voix au premier tour, sa victoire au second, en face-à-face, était loin d'être garantie. Depuis la décision de la Cour constitutionnelle, sa pose de martyr politique – que l'establishment serait prêt à évincer par tous les moyens et à n'importe quel prix – paraît beaucoup plus plausible. Au bout du compte, la décision pourrait bien n'avoir fait que différer plutôt qu'éviter sa victoire et lui donner un mandat bien plus écrasant le jour venu.
L'équilibre fragile entre lutte contre les extrémismes et respect des urnes
D'ailleurs, ce type de stratégie pourrait bien être la véritable raison expliquant la qualification de M. Georgescu au premier tour. La modeste couverture médiatique internationale de sa soudaine ascension l'a largement imputée aux « algorithmes de TikTok ». Mais une partie de l'explication est bien plus prosaïque : une autre candidate d'extrême droite se débrouillait fort bien dans les sondages jusqu'à sa disqualification par la Cour constitutionnelle. Dès lors qu'elle n'a plus été en lice, bon nombre de ses partisans ont cherché une alternative et se sont rassemblés autour de M. Georgescu.
Il arrive que l'issue d'une élection soit réellement illégitime. Lors de l'élection présidentielle de juillet au Venezuela et des législatives géorgiennes d'octobre, les preuves de fraude ont été flagrantes. Lorsque les voix des citoyens ne sont pas comptées de façon juste, il n'y a pas de raison de respecter les soi-disant résultats.
Dans ces deux pays, de courageux mouvements d'opposition sont descendus dans la rue pour protester contre le vol de leur droit électoral. Aujourd'hui, confrontés à des attaques violentes, les citoyens de Géorgie continuent de mener un combat légitime. Les voix cyniques qui s'élèvent aux États-Unis, et n'ont jamais croisé le chemin d'un dictateur qu'ils n'aiment pas, ont bien tort lorsqu'ils imaginent voir l'Amérique tirer les ficelles des révolutions chaque fois qu'en Europe de l'Est des citoyens ordinaires descendent dans la rue pour défendre leurs droits.
Mais il est essentiel de placer très haut la barre qui détermine à quel moment il faut ignorer les résultats d'une élection ; et intégrer deux critères fondamentaux. Tout d'abord, la particularité supposée invalider une élection doit être intrinsèque au processus. Si le dépouillement n'a pas respecté les règles, ça compte ; si un candidat a été favorisé par l'algorithme d'un quelconque réseau social, ce n'est tout bonnement pas suffisant.
Le défi démocratique : vaincre les extrêmes sans renoncer aux principes
Ensuite, les preuves de l'irrégularité supposée doivent être solides. Des rumeurs ou de vagues allégations ne suffisent pas ; ni, dans la plupart des cas, des documents déclassifiés par les services de renseignements dont les sources ne peuvent être facilement identifiées. Surtout lorsqu'il s'agit de tribunaux qui interviennent pour renverser le vote populaire après coup, aucune place ne doit être laissée au doute.
Aucune de ces conditions n'est remplie en Roumanie. Et cela transforme la décision de la Cour constitutionnelle, ainsi que le soutien international dont elle bénéficie, en un effrayant précédent. À une époque où les extrémistes prennent une importance croissante, ceux qui se considèrent comme les défenseurs des institutions existantes vont être de plus en plus tentés de recourir à des méthodes antidémocratiques. Déjà, en Allemagne, les politiques débattent de la possibilité d'interdire le parti Alternative pour l'Allemagne, et en France le parquet a requis l'inéligibilité de Marine Le Pen pour l'élection présidentielle de 2027 si elle est reconnue coupable de détournement de fonds européens.
Je partage votre point de vue sur la situation en Roumanie : adopter de telles méthodes (en dehors du cadre légal ?) envoie un signal très préoccupant pour la démocratie.
En revanche, le cas de Mme Le Pen est différent, une peine d’inéligibilité serait conforme à la loi, une loi d’ailleurs très populaire lors de son adoption. Au fil des années, plusieurs personnalités politiques ont été sanctionnées de cette manière, comme François Fillon, Alain Juppé, Jérôme Cahuzac, entre autres.
Ce type de peine est en général prononcé dans des affaires de corruption, d’abus de biens sociaux ou de détournement de fonds publics, le but est de préserver l’éthique dans la vie politique. C’est une bonne chose ( je ne parle pas du cas de Lepen, juste d’une manière générale) car on ne veut plus que les politiciens corrompus, malhonnêtes, aient des mandats pour nous diriger
Il ne me semble donc pas problématique qu’une telle peine soit envisagée dans son cas. Cela dit, il est vrai qu’une telle décision, dans le contexte particulier d’une candidate à l’élection présidentielle, impliquerait une responsabilité dépassant les enjeux habituels.