Trump éprouve contre l’Europe la rage haineuse d’un amant éconduit
Humiliations diplomatiques, vexations symboliques et droits douaniers : sous Trump II, l’Europe paie le prix d’une relation devenue toxique.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 27 juin dans Le Point.

Au terme d'un sommet de l'Otan qui aura vu les Européens s'aplatir devant Donald Trump, la relation entre l'UE et les États-Unis prend un tour plus tendu, plus déséquilibré que jamais. L'obsession du président américain pour le partage du fardeau militaire, sa volonté de remodeler l'Alliance selon ses seuls intérêts, et sa méfiance persistante à l'égard des élites européennes s'expriment désormais par des exigences concrètes et une diplomatie de l'ultimatum – à l'image de son second mandat, nettement plus radical que le premier.
Aujourd'hui, Trump impose sa vision de la politique économique avec une fermeté redoublée, notamment par l'augmentation des droits de douane appliqués à la majorité des pays. Il mène aussi une politique d'expulsions massives d'immigrés, dont bon nombre disposaient encore d'un statut légal avant que le secrétaire d'État, Marco Rubio, ne révoque leurs visas. Quant aux institutions qu'il soupçonne – parfois non sans raison – de pencher un peu trop lourdement vers la gauche, il s'emploie à les démanteler avec une brutalité sans précédent, qu'il s'agisse de l'USAID, l'agence américaine chargée du développement international ou des grandes universités, comme Columbia et Harvard.
Une hostilité viscérale envers l'Europe
Reste qu'au sein de cette longue série de mesures extrêmes, un dossier se détache tout particulièrement. Dès son premier mandat, Trump ne s'était jamais montré bienveillant envers l'Union européenne, ni envers des dirigeants modérés comme Angela Merkel. Mais aujourd'hui, l'hostilité de son administration à l'égard du continent prend un tour encore plus viscéral. Trump a plusieurs fois menacé d'annexer le Groenland, territoire relevant à la fois de l'Union européenne et de l'Otan. Il a imposé à l'UE des droits de douane de 20 %, un niveau bien supérieur à celui appliqué à certains pays avec lesquels les États-Unis entretiennent pourtant des liens bien plus distants. Et il a sèchement rabroué Volodymyr Zelensky lors d'un entretien devenu tristement célèbre dans le Bureau ovale.
Son vice-président, J. D. Vance, s'est montré à certains égards encore plus virulent. Certes, il n'avait pas totalement tort de faire les gros yeux aux Européens pour la facilité et la fréquence avec lesquelles nombre d'entre eux emprisonnent désormais leurs citoyens pour des propos tenus sur les réseaux sociaux. Mais l'hostilité affichée à l'égard de son auditoire lors de la conférence sur la sécurité de Munich, conjuguée à un silence appuyé sur des sujets aussi brûlants que la menace russe, a profondément déconcerté ses interlocuteurs. Peut-être plus saisissants encore sont ses messages échangés dans une conversation privée entre hauts responsables de l'administration – et qui a depuis fuité. Vance semblait défendre l'idée que le simple fait que des frappes américaines contre les houthis puissent profiter aux alliés européens de longue date des États-Unis suffisait à justifier qu'on s'en abstienne.
Le ressentiment transatlantique, entre vexations et mépris croisé
Tout cela soulève une question aussi simple que cruciale : pourquoi ? D'où vient cette hostilité manifeste de l'administration Trump envers l'Europe ? S'agit-il simplement d'une étrange forme d'europhobie ?
L'explication la plus évidente à la virulence particulière que l'administration Trump semble réserver à l'Europe et à ses dirigeants – surtout si l'on compare cette attitude à ses éloges répétés de chefs d'État comme Narendra Modi en Inde, Vladimir Poutine en Russie ou Mohammed ben Salmane en Arabie saoudite – serait l'existence d'une hostilité spécifiquement dirigée contre le continent. Peut-être, selon cette hypothèse, la réponse la plus simple serait-elle aussi la plus juste : pour des raisons historiques ou personnelles, Trump nourrirait une animosité particulière pour l'Europe.
Mais aussi simple et plausible que puisse paraître cette explication, je ne la crois pas bonne. Pour saisir la véritable nature de la colère de Trump – et anticiper la manière dont il pourrait se comporter au cours des trois années et neuf mois qui lui restent à passer à la Maison-Blanche –, il faut prendre en compte quatre facteurs plus subtils : les domaines où tous les présidents américains récents ont manifesté une certaine impatience à l'égard de l'Europe ; l'importance des liens transatlantiques, d'autant plus cruciale que Trump pense les relations internationales en termes de jeu à somme nulle ; le ressentiment personnel qu'il nourrit face au mépris affiché par les élites européennes ; et plus paradoxalement, l'attachement particulier qu'il éprouve pour l'Europe.
Au-delà de l'europhobie : quatre racines d'un antagonisme américain
Sur certains points, les intérêts des États-Unis et de l'Europe sont bel et bien divergents. Surtout, ce sont les États-Unis qui, depuis longtemps, supportent la majeure partie des coûts et mobilisent l'essentiel des effectifs nécessaires à la défense du continent. De Bill Clinton à George W. Bush, en passant par Barack Obama et Joe Biden, nombre de présidents américains ont exhorté les dirigeants européens à renforcer leurs investissements dans leurs propres capacités militaires. Pourtant, les engagements pris en 2014 pour atteindre l'objectif de 2 % du PIB, fixé lors du sommet de l'Otan à Newport, sont restés lettre morte.
Ces dernières années, les évolutions économiques et démographiques n'ont fait que creuser davantage le déséquilibre des relations transatlantiques. En l'espace de quelques décennies, les États-Unis sont passés d'un niveau de richesse comparable à celui de l'Europe à un niveau deux fois supérieur. Leur taux de natalité plus élevé se traduit aussi par une croissance démographique plus soutenue que celle de l'Union européenne. Sauf inflexion majeure, ces dynamiques assignent aux États-Unis le rôle d'une puissance hégémonique à contrecœur, et à l'Europe celui d'un partenaire mineur et frustré – deux trajectoires appelées à se consolider dans les décennies à venir, quel que soit l'occupant de la Maison-Blanche.
Si les tensions structurelles qui pèsent sur les relations transatlantiques dépassent la personnalité de tel ou tel dirigeant, il n'en reste pas moins des raisons pour lesquelles Trump y est particulièrement sensible. Le rôle central des États-Unis dans l'ordre mondial leur confère à la fois des responsabilités et des privilèges singuliers. Le pays assume une part disproportionnée du fardeau lié à la fourniture de biens publics, notamment en mobilisant sa puissance militaire pour garantir la libre circulation sur les grandes routes maritimes internationales. Mais il peut aussi façonner les règles du jeu international selon ses priorités stratégiques, et tirer un avantage économique considérable du statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Si les coûts sont bien réels, les bénéfices, au bout du compte, l'emportent.
Un leadership vu comme sacrifice : la logique à somme nulle de Trump
Ce n'est pourtant pas ainsi que Trump voit les choses. Reconnaître les avantages que procure le leadership mondial des États-Unis suppose d'adhérer à une logique de coopération à somme positive – une dynamique dont toutes les parties peuvent sortir gagnantes. Or, qu'il s'agisse de sa vie privée ou de ses affaires, Trump a toujours perçu le monde à travers le prisme du jeu à somme nulle : depuis longtemps, il affirme sans ambages que, selon lui, si l'un gagne, c'est forcément qu'un autre y perd.
Une mentalité qui a toujours alimenté chez Trump une méfiance profonde à l'égard du rôle des États-Unis comme gendarme du monde. Une grande part de ses ruptures avec les élites traditionnelles, tant démocrates que républicaines, repose sur la conviction que ces dernières ont laissé les alliés historiques du pays en abuser impunément. Cette défiance, frôlant parfois la paranoïa, se manifeste dans ses relations avec de nombreux États, y compris des partenaires aussi éloignés que le Japon ou l'Australie. Mais c'est précisément parce que l'alliance des États-Unis avec l'Europe a toujours été particulièrement forte que son hostilité envers les nations européennes s'y exprime avec une intensité accrue.
Ce qui éclaire aussi les priorités que l'administration Trump a placées au cœur de sa politique étrangère. À première vue, il peut sembler paradoxal que Trump se montre si peu concerné par la défense de l'Ukraine ou de Taïwan, tout en nourrissant des fantasmes de conquête sur le Groenland ou le Panama. Mais ces positions obéissent à une seule et même logique : la volonté de diviser le monde en sphères d'influence, et d'exploiter au plus vite, et au maximum, les pays qu'il situe dans l'orbite américaine.
Dominer plutôt que protéger : la nouvelle doctrine impériale
Il y a de solides raisons de rejeter à la fois la vision que Trump se fait du prétendu coût que l'ordre mondial actuel ferait peser sur les États-Unis, et les bénéfices qu'il espère tirer d'une stratégie plus brutale de domination dans sa propre sphère d'influence. Mais ces positions s'enracinent dans une conception cohérente – et longuement mûrie – de ce que seraient les véritables intérêts américains ; elles relèvent d'une authentique idéologie, non d'une simple cupidité. Une autre série de raisons explique également pourquoi l'Europe occupe une place si obsessionnelle dans son imaginaire : elles tiennent autant aux immenses espoirs qu'il projette sur le continent qu'au profond sentiment d'humiliation que lui inspire le rejet qu'il y rencontre.
S'il est une chose certaine chez Trump, c'est qu'il hait ceux qui le détestent et aime ceux qui l'adorent. Lors de sa première campagne présidentielle, en 2016, alors qu'il séduisait principalement un électorat blanc, nombre d'observateurs le taxaient de racisme. Mais la réalité était, comme souvent avec lui, un peu plus nuancée. Dès lors que les électeurs hispaniques et afro-américains ont commencé à se tourner vers lui en nombre, il n'a pas ménagé ses efforts pour les rallier à sa cause.
De la même manière, l'une des raisons pour lesquelles Trump exècre l'Europe tient au simple fait que l'Europe l'a en horreur. Les enquêtes internationales en témoignent : Trump jouit d'une popularité parfois surprenante dans des pays comme le Brésil ou l'Inde, mais reste systématiquement très impopulaire dans les grandes nations européennes, comme la France ou l'Allemagne.
Ce qui tient énormément à une forme de ressentiment social. Depuis le début, une large part de la colère de Trump envers l'establishment américain s'est nourrie du mépris que lui vouait l'élite new-yorkaise, qu'importe qu'il soit riche à millions. Idem, son hostilité envers l'establishment européen s'explique en grande partie par le fait que, malgré tout son pouvoir, les élites de l'Union européenne n'ont jamais cessé de le railler dans son dos.
Un homme blessé : le ressentiment d'un exclu du club occidental
Reste une dernière explication à la haine que Trump voue à l'Europe – la plus difficile à prouver, sans doute, mais aussi, me semble-t-il, la plus déterminante.
En allemand, on dit que « was sich liebt, das neckt sich » [qui s'aime bien se châtie bien]. En anglais, il y a un dicton voulant que « you always hurt the ones you love » [on blesse toujours ceux qu'on aime]. En français, on entend parfois que « la proximité engendre le mépris ». Trois idiomes résumant assez bien l'attitude de Trump et de Vance vis-à-vis de l'Europe. Car, en vérité, ils ne sont pas indifférents au continent : ils lui vouent plutôt un amour sincère – à lui et à sa civilisation – qu'ils considèrent comme trahis.
Trump et Vance partagent des racines européennes. Tous deux considèrent que la civilisation née en Europe, à l'origine de l'expérience américaine, a une valeur unique. Et tous deux sont persuadés que les élites politiques européennes sont en train de trahir cette fameuse civilisation.
Aux yeux de la Maison-Blanche, ces élites ne défendent plus leur héritage : elles laissent des millions d'étrangers venus de cultures différentes s'installer en Europe, tout en permettant aux idées « woke » de miner sa cohésion sociale. Ce faisant, elles ne fragilisent pas seulement un continent qui, au fond, importe peu aux États-Unis ; elles affaiblissent une civilisation à laquelle Trump, Vance – et, au demeurant, Elon Musk – se sentent profondément liés.
Autrement dit, la haine particulière que Trump et ses alliés réservent à l'Europe ne procède ni de l'hostilité ni de l'indifférence : elle découle d'un amour profond, perverti en haine – celle, en somme, d'un amant éconduit.