Ils pourraient vraiment envahir le Groenland
Il est temps de prendre les menaces de Trump au sérieux.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 31 mars dans Le Point.
Tous les yeux sont braqués sur le Groenland.
Le 28 mars dernier, la délégation américaine la plus importante à avoir jamais posé le pied sur l'île a débarqué à la base spatiale de Pituffik, dans le nord du Groenland. J. D. Vance s'est adressé aux troupes américaines en usant du genre de rhétorique typique de son administration : « Notre message au Danemark est très simple », a-t-il dit. « Vous n'avez pas été à la hauteur du peuple du Groenland. »
Donald Trump avait été encore plus explicite. Pendant son premier mandat, il avait déjà émis l'idée d'acheter le Groenland au Danemark. Depuis, ce concept apparemment fantaisiste est devenu une antienne. Lorsqu'il a annoncé son choix pour le prochain ambassadeur américain au Danemark, juste avant Noël, Trump a écrit que « pour des raisons de sécurité nationale et de liberté dans le monde, les États-Unis d'Amérique estiment que posséder et contrôler le Groenland est une absolue nécessité ».
Il a poursuivi sur le même thème au cours d'un appel téléphonique orageux de 45 minutes avec Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, peu de temps avant de retourner à la Maison-Blanche1 et lors de son discours devant le Congrès, début mars.2 La semaine dernière, il a été encore plus direct. Il a pris la parole à la Maison-Blanche pendant que Vance visitait le Groenland et a insisté, à maintes reprises, sur le fait que « nous avons besoin d'avoir le Groenland ».
L'idée que l'Amérique pourrait annexer le territoire souverain du Danemark, allié de longue date et membre fondateur de l'Otan, est si absurde que la plupart des gens refusent à cette heure de la prendre au sérieux. Et il est avéré que Trump se plaît à se jouer de ses opposants politiques en les poussant à dénoncer avec une trop vertueuse indignation ses déclarations plus ou moins sérieuses.
Mais au cours des derniers jours et des dernières semaines, l'administration Trump a signalé de toutes les manières possibles qu'elle avait réellement l'intention d'étendre le contrôle américain sur l'île arctique. Et si une annexion forcée du Groenland par l'Amérique aurait des conséquences catastrophiques – à la fois pour l'Amérique et pour le monde –, la perspective d'une telle démarche est désormais bien moins lointaine qu'on le croit. Il est temps de prendre au sérieux la possibilité d'une annexion américaine du Groenland.
Un détective évaluant les potentiels suspects dans une affaire de meurtre va se demander qui a un mobile, les moyens et l'occasion de commettre un acte aussi odieux. On peut utiliser le même système pour évaluer si un homme d'État est sur le point de franchir un cap extrême, comme l'invasion d'un pays. Et pour aussi extraordinaire que serait l'invasion par les États-Unis du territoire d'un allié de longue date, la vérité toute nue, c'est que Trump a les trois.
Parmi les raisons pour lesquelles Trump veut voir l'Amérique jouer un plus grand rôle au Groenland, certaines sont parfaitement raisonnables. Avec la fonte des calottes glaciaires, les eaux autour du Groenland deviennent plus navigables. Cela donne potentiellement à la Russie, qui possède de grands ports dans la mer de Barents, et à la Chine, dont les capacités en matière de construction navale dépassent désormais de loin celles de l'Occident, de nouveaux moyens de menacer la sécurité de l'Amérique du Nord. Et les deux pays ont fait des démonstrations de force vraiment inquiétantes dans les eaux voisines du Groenland ces dernières années.
Les installations actuelles de l'Otan au Groenland ne constituent pas des protections suffisantes contre ces dangers. Au fil des années, la présence américaine sur l'île s'est réduite, passant de dix-sept bases accueillant des milliers de soldats à une unique base comptant environ 150 militaires. La présence du Danemark est quant à elle limitée à une poignée de navires, à quelques douzaines de soldats et à une patrouille de chiens de traîneau d'élite.
Ce problème est identifié depuis longtemps par les analystes militaires. Et malgré ses griefs compréhensibles concernant le ton hostile de l'administration Trump, il est également reconnu par le secrétaire aux Affaires étrangères du Danemark. Selon Løkke Rasmussen, « Nous respectons l'idée que les États-Unis aient besoin d'avoir une présence militaire plus conséquente au Groenland… Nous – le Danemark et le Groenland – nous sommes tout à fait disposés à aborder le sujet avec vous. »
Rasmussen a raison de dire que tout cela pourrait être réglé dans le cadre d'une coordination étroite entre le Danemark et les États-Unis, que ce soit selon les termes d'un accord de défense préexistant, datant de 1951, ou sur la base d'un nouveau traité. Le problème est que les raisons qu'a Trump d'intimider le Danemark vont bien au-delà de ces légitimes inquiétudes sécuritaires.
L'autre élément du mobile de Trump a un rapport avec les ressources naturelles. Les estimations quant à leur prévalence au Groenland sont extrêmement variables, mais l'administration semble convaincue que de gigantesques réserves de pétrole, de gaz et de terres rares finiront par y être découvertes. Cela fait du Groenland le lieu idéal pour appliquer la doctrine de politique étrangère émergente de Trump : réduire la zone de l'hégémonie américaine, mais extraire plus de valeur là où elle la conserve.
La vision de la politique étrangère de Trump est, comme je l'ai déjà évoqué, façonnée par deux éléments fondamentaux. Il pense que le monde est légitimement divisé en sphères d'influences et que les grandes puissances locales sont libres d'agir comme bon leur semble dans les régions qu'elles dominent. Et pour lui, le monde est un jeu à somme nulle, ce qui implique que le seul moyen pour que l'Amérique gagne, c'est que quelqu'un d'autre perde. Ensemble, ces deux principes rendent la prise du Groenland très tentante : l'Amérique finirait par agir avec la rudesse nécessaire à la poursuite des intérêts matériels du pays, sans égard pour la sensibilité de ses supposés alliés.
Le dernier mobile, et sans doute le plus important, est d'ordre personnel. Trump a clairement l'intention de laisser sa marque dans l'histoire ; s'il apprécie de toute évidence les allusions à l'ajout de son portrait au panthéon des grands présidents au mont Rushmore, il y a une raison. Et rajouter 2,1 millions de km2 de territoire au pays lui garantirait assurément, pour le meilleur ou pour le pire, une place durable dans les livres d'histoire. Ainsi, il pourrait se vanter d'avoir été le président qui aurait le plus agrandi le territoire américain, battant à la fois Thomas Jefferson (président lors de l'achat de la Louisiane) et Andrew Johnson (l'Alaska).
Trump a clairement un mobile sérieux pour s'emparer du Groenland. Et il est également de plus en plus évident qu'il en a les moyens et l'occasion.
En évaluant l'opportunité de transformer le discours de Trump en réalité, la Maison-Blanche va probablement se poser deux questions : Les États-Unis peuvent-ils prendre et garder ce territoire sans effusion excessive de sang et de richesses ? Et comment la prise forcée du Groenland affecterait-elle la popularité de Trump au pays ?
On peut facilement répondre à la première question. Les États-Unis ont la plus grande armée du monde, avec plus de 1 300 000 soldats en service actif et un budget qui tourne autour de 968 milliards de dollars. Ils possèdent déjà une base au Groenland. Leurs troupes ont une bonne expérience du combat. Le Danemark, en revanche, a une toute petite armée, avec environ 21 000 soldats actifs et un budget de 7 milliards de dollars. Sa présence militaire au Groenland est négligeable. Et la plupart de ses soldats ont peu, ou pas d'expérience du feu. Comme l'a récemment dit en plaisantant un analyste militaire danois, le moindre conflit armé serait « la guerre la plus courte du monde ».
Il est plus difficile d'imaginer à quoi ressemblerait une occupation militaire. Les Groenlandais ne portent pas le Danemark dans leur cœur ; mais il est également évident qu'ils n'ont pas envie d'échanger leur colonisateur européen historique contre un nouveau, à la bannière étoilée, venu d'Amérique. Si la Maison-Blanche croit que les Groenlandais accueilleraient les soldats américains les bras ouverts, ils se mettent autant le doigt dans l'œil que le dernier président républicain qui s'est lancé dans une catastrophique guerre choisie en Irak.
Mais malgré cet apparent parallèle, les différences entre l'Irak et le Groenland sont, au bout du compte, bien plus significatives.3 Il est peu probable que la minuscule population de l'île, qui possède peu d'armes et pas d'histoire de conflit civil récent, soit capable ou ait envie d'opposer une résistance acharnée à un envahisseur. Aussi cruelle et impopulaire fut-elle, une occupation du Groenland ne serait probablement pas coûteuse en vie ou en argent au point de s'avérer intenable.
Ce qui nous amène à la question de la manière dont le public américain serait susceptible de recevoir une tentative d'amener le Groenland dans le giron des États-Unis. Pour le moment, la plupart des Américains sont farouchement opposés à une prise du Groenland. Selon un récent sondage, seuls un quart des Américains sont favorables à cette idée. Dans son second discours d'investiture, Trump a demandé aux Américains de l'évaluer à l'aune « des guerres que nous ne ferons jamais » ; peut-être sa perception affûtée de la vitesse à laquelle les Américains s'aigrissent face à des aventures militaires inutiles finira-t-elle par le dissuader d'envahir le territoire d'une nation alliée.
Mais il n'est absolument pas couru d'avance qu'une invasion du Groenland s'avère terriblement impopulaire. Si les Américains réussissent à prendre le contrôle de l'île rapidement et à neutraliser toute tentative de résistance de manière efficace, certains qui aujourd'hui s'opposent à l'idée pourraient reconnaître à Trump d'avoir su réussir un coup de maître qu'aucun autre président moderne n'aurait même eu l'audace d'envisager. Les démocrates qui s'opposent légitimement à cette opération pourraient se retrouver en mauvaise posture ; on peut tout à fait imaginer Trump les traiter de lâches antipatriotiques mettant gratuitement des bâtons dans les roues de son projet de rendre sa grandeur à l'Amérique.
Ne vous y trompez pas : une invasion forcée du Groenland serait une catastrophe à la fois pour l'Amérique et pour le reste du monde.
Une telle invasion sonnerait définitivement le glas de l'Otan. Difficile d'imaginer comment une alliance militaire basée sur la défense mutuelle pourrait survivre à l'invasion par son membre le plus puissant du territoire d'un autre – surtout compte tenu du fait qu'à l'origine, son objectif visait la protection de l'Europe par l'Amérique de potentielles agressions extérieures. Cette initiative porterait un préjudice considérable à la sécurité de l'Europe, ne ferait qu'alimenter davantage les ambitions d'expansion territoriales de la Russie et finirait par affaiblir l'Amérique.
Une invasion du Groenland donnerait aussi un blanc-seing à la Chine qui se sentirait autorisée à s'approprier Taïwan. Après tout, la revendication historique de Pékin sur Taïpei n'est pas tellement moins plausible que celle de Washington sur Nuuk – et on voit difficilement comment Trump pourrait imposer efficacement des sanctions à l'encontre de la Chine pour s'être emparée de Taïwan après avoir lui-même annexé le Groenland.
Enfin, un tel acte serait le dernier clou dans le cercueil de l'ordre d'après-guerre. Nul ne pourrait plus prétendre que le monde est régi par le droit international. Certes, nombre de règles du droit international ont plus souvent été déshonorées qu'honorées. Mais on voit difficilement comment même des règles de base, qui ont historiquement réussi à retenir des États puissants, comme l'interdiction de toute agression territoriale, pourraient survivre à une violation aussi flagrante de la charte des Nations unies.
Tout cela contribue à expliquer pourquoi une annexion forcée du Groenland finirait également par porter préjudice aux intérêts américains. Échanger l'alliance militaire la plus stable et la plus puissante de l'histoire moderne contre le contrôle d'une île gelée et à peine habitée – plus une place pour Trump dans les livres d'histoire – n'est pas un accord à l'avantage du peuple américain. Ce qui ne veut pas dire que la Maison-Blanche de Trump verra les choses de cette façon.
Trump a toujours été hostile à l'Otan. Si l'agrandissement du territoire américain pouvait avoir comme effet secondaire de mettre un terme à cette alliance, plutôt qu'en déclarant unilatéralement son retrait de l'Otan, à ses yeux, ce serait plus un avantage qu'autre chose. Et c'est valable aussi pour le rôle de l'Amérique dans le maintien des règles internationales : compte tenu de son penchant pour un ordre mondial basé sur des sphères d'influence, le fait que des puissances dominantes régionales considèrent son invasion du Groenland comme un blanc-seing pour imposer leur volonté dans leurs propres régions du monde pourrait ne pas le déranger outre mesure.
Trump a le mobile, les moyens et l'occasion de s'emparer du Groenland. Pour autant, l'idée que l'Amérique puisse vraiment envahir le Groenland reste saugrenue, et ce ne serait pas la première fois qu'on le verrait renoncer à une de ses scandaleuses exigences. Au bout du compte, le plus probable est que l'Amérique et le Danemark finiront par négocier une sorte d'accord de coopération militaire renforcée.
Le Danemark a déjà signalé sa volonté de coopérer pour protéger les intérêts de sécurité légitimes des États-Unis – intérêts largement partagés par les pays d'Europe. Peut-être la campagne de pression de Trump va-t-elle obliger le Danemark à mettre de l'eau dans son vin, par exemple en permettant aux entreprises américaines d'explorer les ressources naturelles de l'île ou en tirant parti de l'influence des géants pharmaceutiques danois. Après tout, pourquoi laisser l'art de la négociation s'arrêter aux portes de la géopolitique ? Plutôt que de célébrer l'annexion du Groenland lors de son prochain discours sur l'état de l'Union, il se pourrait que Trump se contente de se gargariser de la réduction de moitié du prix de l'Ozempic.
Et pourtant, les marchés des paris ont raison de prendre au sérieux la possibilité que Trump s'empare du Groenland. Pour ma part, j'estime qu'il y a une chance sur trois pour ce que cela se produise avant la fin de son mandat. Et compte tenu des catastrophiques conséquences qu'une telle mésaventure entraînerait, ce pronostic est loin d'être rassurant.
Comme l'a déclaré une personne informée de l'appel au Financial Times, « Il a été très ferme. C'était une douche froide. Avant, c'était difficile à prendre au sérieux. Mais je pense que c'est sérieux et potentiellement très dangereux. »
« Nous avons besoin du Groenland pour la sécurité nationale et même internationale, et nous travaillons avec toutes les parties concernées pour essayer de l'obtenir. Mais nous en avons vraiment besoin pour la sécurité internationale. Et je pense que nous allons l'obtenir. D'une manière ou d'une autre, nous allons l'obtenir. »
L'Irak compte 47 millions d'habitants ; le Groenland, 57 000. Les insurgés irakiens ont reçu de l'argent et des armes provenant de puissants voisins à travers des frontières poreuses ; le Groenland est une île isolée qui a peu de chances de recevoir une aide similaire. Les combattants et les attentats-suicides irakiens ont été attirés par la promesse de la récompense des martyrs au paradis ; le Groenland est l'une des sociétés les plus laïques au monde.