La lettre de motivation est la quintessence de tout ce qui ne va pas en Amérique
Interdisez-la. Bannissez-la. Réduisez-la en cendres.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigée par Bérengère Viennot, a été publiée le 5 avril dans Le Point.
Il y a quelques jours, un jeune homme de 18 ans appelé Zach Yadegari a fait part de ses impressionnantes réalisations – et de ses infructueuses tentatives d'intégrer une université d'élite. Zach a une moyenne générale de 4.0 [la note maximale, ndt]. Il a obtenu 34 (sur 36) à l'ACT, un test standardisé que les candidats passent parfois à la place du traditionnel SAT [servant aux universités à évaluer les compétences scolaires des candidats]. Plus impressionnant peut-être, c'est un codeur accompli qui a monté une entreprise réellement florissante : une application permettant de compter les calories des plats grâce à une photo, et dont il dit qu'elle rapporte déjà 30 millions de recettes annuelles.
Malgré cet impressionnant CV, la candidature de Zach n'a pas intéressé la plupart des universités. Selon sa publication, toutes les écoles de l'Ivy League (excepté Dartmouth, à laquelle il ne l'a pas proposée) l'ont refusée tout net. Il n'a pas eu plus de chances auprès d'autres grandes écoles, comme le MIT et Stanford. Même des établissements comparativement moins sélectifs, comme UVA et Washington University, lui ont opposé une fin de non-recevoir.
Le débat qui s'est ensuivi sur les réseaux sociaux a commencé par se concentrer sur les inconvénients auxquels sont confrontés de nombreux talentueux candidats blancs et asiatiques au moment de s'inscrire à l'université. En effet, un pirate anonyme a récemment publié les dernières données d'admission de NYU, une des universités qui ont rejeté Zach, et ce document laisse fortement entendre que de nombreux établissements d'enseignement supérieur désobéissent dans les faits à un récent arrêt rendu par la Cour suprême visant à mettre un terme à la discrimination positive.
Les notes moyennes des évaluations des étudiants blancs admis à l'université sont un peu plus basses que celles de Zach ; mais celles des étudiants hispaniques, et surtout celles des Noirs admis à NYU, sont beaucoup plus basses. Ces données divulguées illégalement suggèrent que Zach aurait fort probablement été admis à NYU – et peut-être dans nombre d'autres universités auxquelles il a tenté de s'inscrire – s'il n'avait pas été blanc.
Puis, quelqu'un sur X a demandé à Zach de publier sa dissertation de motivation et la conversation a très rapidement pris un autre tour. À peine l'avait-il rendue publique que des dizaines ou des centaines de gros comptes lui ont expliqué – certains avec un ton paternaliste, d'autres avec condescendance – pourquoi c'était probablement ce texte qui avait torpillé ses chances d'admission. Sa dissertation pâtissait d'un « sentiment de fausseté généralisé », asséna un compte suivi par de très nombreux abonnés.
« Pour chaque étudiant avec des notes parfaites comme Zach, il y a un étudiant avec des notes presque parfaites mais plus d'humilité qui a survécu à des situations épouvantables et ne donne pas l'impression de penser tout mériter », écrivit un professeur méprisant. « Chaque fois que des gens se plaignent de ne pas avoir été acceptés malgré de bonnes notes d'examen/de concours, leur dissertation est presque toujours nulle », conclut un ancien responsable des admissions.
L'occasion de rédiger une diatribe que je gardais depuis longtemps sous le coude pour les longues soirées d'hiver est donc enfin venue. Car chacune des facettes de cette saga, depuis le fait qu'une dissertation de motivation ait vraiment pu torpiller les chances de Zach d'être admis jusqu'à celui que les commentateurs de tout le spectre politique acceptent que cet exercice soit un élément naturel du processus de sélection, m'évoque l'un des aspects les plus pernicieux de l'éducation supérieure en Amérique.
La dissertation de motivation est une méthode de sélection profondément injuste et bien plus défavorable aux pauvres que les examens standardisés. Elle encourage à tort les étudiants à se présenter comme des victimes, à exagérer leurs infortunes et à transformer des expériences authentiquement perturbantes en point central de leur façon de s'appréhender eux-mêmes. La dissertation de motivation, cher lecteur, devrait être interdite, bannie et définitivement éliminée.
Il existe de nombreuses raisons concrètes et « objectives » de s'opposer à l'idée de faire de déclarations personnelles un élément majeur du processus d'admission à l'université. Peut-être la plus évidente est-elle qu'elles ont toujours été la partie du système la plus simple à contourner. Si les parents peuvent toujours engager des professeurs particuliers, ils ne peuvent pas passer l'examen d'entrée à la place de leur progéniture ; en revanche, ils peuvent facilement rédiger la dissertation de motivation à sa place ou engager un « consultant universitaire » qui va « travailler avec » le candidat pour « l'aider à améliorer » sa dissertation.
Et même si leurs parents ne trichent pas, leur position sociale procure aux enfants de riches un énorme avantage pour cet exercice. Comme le montrent les réactions à celle de Zach, rédiger une bonne dissertation de motivation est dans une large mesure un exercice visant à faire montre de son bon goût – aptitude qui a toujours dépendu de la maîtrise des codes tacites d'une élite.
Des myriades de commentateurs ont réprimandé Zach pour des péchés tels que la mise en avant trop peu subtile de ses réussites ou pour son manque d'originalité. Mais à l'image des ambitieux parents venus d'Asie encourageant leur enfant à exceller au piano et devant ruser pour qu'elle ne soit pas réduite à un dossier écarté avec mépris par un responsable des admissions jugeant que c'est « une petite intello asiatique pianiste de plus », la capacité à mettre en valeur ses réussites d'une façon suffisamment détournée dépend des connaissances culturelles de chacun.
Si vos parents et vos grands-parents sont allés à l'université, que de nombreux amis de la famille ont traversé les processus kafkaïens conduisant à l'admission dans une institution d'élite et que vous avez parmi vos amis une ou deux personnes qui enseignent dans ce type d'établissements, de toute évidence vous êtes largement avantagé.
Les données confirment cela. Beaucoup, à gauche, s'opposent aux examens standardisés sous prétexte qu'ils ont un biais de classe et qu'il suffit d'avoir les moyens d'engager un professeur particulier pour obtenir de meilleurs résultats. Mais les études sur le sujet montrent régulièrement que le biais de classe des dissertations de motivation est bien plus marqué que celui des examens standardisés ; et d'ailleurs, ces derniers, comme Rob Henderson le raconte de façon très émouvante dans ses mémoires, peuvent révéler que des jeunes issus de milieux défavorisés ont des talents cachés dans une bien plus grande mesure que les dissertations de motivation.
Mais ce que je déteste vraiment dans la dissertation de motivation, ce n'est pas qu'elle participe à un système qui empêche les gamins méritants d'accéder aux meilleures universités tout en récompensant les jeunes privilégiés qui (comme si ce n'était déjà pas assez grave) obtiennent en outre le droit de se targuer d'avoir été admis pour avoir montré la supériorité de leur personnalité dans une rédaction de 750 mots composée par leur consultant universitaire ou par ChatGPT.
Au bout du compte, les jeunes vraiment doués comme Zach s'en sortent très bien ; il lui reste une foule d'opportunités dans les universités moins prestigieuses qui l'ont accepté, ou bien il peut continuer de faire carrière dans la Silicon Valley sans diplôme universitaire. Non, ce que je hais vraiment dans la dissertation de motivation, c'est la façon dont elle façonne la vie des étudiants et le fait qu'elle incite l'élite tout entière, y compris certains de ses membres les plus riches, privilégiés et protégés, à se percevoir eux-mêmes à travers les épreuves qu'ils sont supposés avoir traversé.
Pour des raisons évidentes, c'est particulièrement vrai pour les membres de minorités ethniques. Une grande part des étudiants noirs admis dans les universités américaines les plus prestigieuses sont les enfants ou les petits-enfants d'immigrants venus relativement récemment de pays comme le Kenya et le Nigeria, eux-mêmes très souvent médecins ou autres professionnels de l'élite arrivés en Amérique avec des visas de travail H-1B ; une bonne partie des autres sont issus de familles de la classe moyenne ou supérieure depuis plusieurs générations.
Cela suggère un déséquilibre entre la justification morale la plus intuitive de la discrimination positive que des universités comme NYU ont de toute évidence décidé de maintenir (et qui consiste à fournir une forme de réparation pour les atrocités de l'esclavage) et les réels bénéficiaires de ces pratiques (qui sont rarement des jeunes de communautés comme Central L.A. ou le South Side de Chicago, dont les vies restent, elles, façonnées par ce type d'injustices historiques de manière plus évidente). Quoi qu'implique ce déséquilibre quant au statut moral de la discrimination positive, c'est le spectacle saugrenu de ces gamins issus de milieux relativement privilégiés, efficacement forcés par le système d'admissions universitaires à se présenter comme des produits de douloureuses épreuves, que je trouve véritablement inconvenant.1
Ce petit jeu n'est absolument pas restreint aux candidats de groupes appartenant à des minorités. Le véritable art – la manifestation la plus sublime du « bon goût » – consiste à transformer un candidat « privilégié » sous tous rapports, y compris ceux qui sont particulièrement saillants aux yeux des responsables du recrutement engoncés dans les politiques identitaires en vigueur, en ce type d'individu unique qui semble avoir triomphé de la plus grande adversité. Le meilleur exemple qui me vient à l'esprit est celui d'une connaissance de la fac qui a remporté une bourse prestigieuse pour aller étudier en Amérique grâce à une histoire misérabiliste où il a raconté que sa maison avait été bombardée pendant les « troubles » en Irlande du Nord ; ce que sa dissertation ne disait pas, c'est qu'il avait passé toutes ses années de lycée à Eton et que la maison en question était une des nombreuses propriétés familiales.
Il est déjà assez déplorable que pour se disputer une place au sein de l'élite, les Américains ambitieux doivent se transformer en héros de dissertation et démontrer leur bon goût, afficher leur résilience ou exhiber leur excentricité dans un exercice de rédaction performative. Mais il est pire encore que la perspective de devoir le faire influence désormais la manière dont ils vivent leur adolescence.
L'adolescent réellement ambitieux ne commence pas à réfléchir à 16 ou 17 ans aux éléments de sa vie qu'il peut mettre en avant pour révéler sa personnalité ; dès l'âge de 14 ans, de 12 ans, voire plus tôt encore, il vit en ayant à l'esprit qu'il doit préparer le terrain qui conduira à une dissertation d'admission idéale (ou pire encore, ses parents le font à sa place). Cela débouche sur toutes les activités cyniques qui prétendent illustrer une motivation intrinsèque à l'enfant, mais qui sont en réalité des exercices cachés visant à prendre de l'avance – il n'y a qu'à voir le nombre « d'associations » fondées ces jours-ci par des lycéens avec pour objectif d'entrer à Yale.
Le philosophe britannique Bernard Williams s'est plaint un jour que la justification utilitariste d'un homme qui choisirait de sauver sa femme en train de se noyer plutôt que trois inconnues courant le même danger demande d'avoir « une pensée de trop ». À première vue, soulignait Williams, le fait que l'utilitarisme privilégie d'optimiser la quantité de bonheur par rapport à la douleur suggère qu'il doit sauver les inconnues.
Les philosophes utilitaristes pourraient éviter cette conclusion contre-intuitive en avançant par exemple qu'à long terme, l'équilibre du bonheur par rapport au malheur s'améliore si l'on donne aux gens une certaine marge de manœuvre pour agir en fonction de leurs attachements particuliers. Mais même ça, insistait Williams, n'appréhenderait pas la vraie raison pour laquelle l'homme pourrait et devrait vouloir sauver sa femme : parce qu'il l'aime, qu'il a juré de la protéger et doit placer ses intérêts au-dessus de ceux des autres.
Il y a quelque chose de similaire dans la façon dont l'auto-marchandisation des candidats à l'université transforme leur attitude face au monde. Nul doute que beaucoup d'adolescents aiment vraiment faire du sport, jouer du violon, participer à l'Olympiade des maths ou aider les vieilles dames à traverser la rue. Mais le système des admissions les empêche de pratiquer ces activités sans constamment garder un œil sur ce qu'elles vont leur rapporter plus tard.
Le rôle central que la dissertation de motivation joue dans les admissions oblige même les jeunes les plus sincères et les mieux intentionnés à avoir « une pensée de trop » lorsqu'ils pratiquent des activités auxquelles ils se seraient livrés, sinon, uniquement pour le plaisir. C'est la première de nombreuses étapes de fabrication d'une élite sociale prête à placer son avancement personnel avant le moindre authentique engagement avec le monde – une élite sociale qui s'avère incroyablement impopulaire et dysfonctionnelle parce que ceux sur qui elle règne arrivent à sentir son inauthenticité à un kilomètre.
Et c'est pour cela que je soupçonne que l'institution apparemment inoffensive qu'est la dissertation de motivation est beaucoup plus profondément nuisible qu'il n'y paraît – pour l'expérience des années de lycée, pour la conception que des millions d'Américains ont d'eux-mêmes et même pour la capacité du pays à entretenir une élite de confiance. Son problème fondamental n'est pas qu'elle exclut de façon arbitraire des individus doués, comme Zach, de postes de pouvoir et de privilèges, mais qu'elle vide les âmes des adolescents, encourage une sorte de fausseté profondément néfaste et alimente une méfiance généralisée vis-à-vis des élites sociales.
La dissertation de motivation est absurde, injuste et – ironie du sort – gênante à un point impardonnable. Il est temps de mettre un terme à son étrange emprise sur la société américaine et de nous libérer, tous, de sa tyrannie.
Dans un contexte différent, Eboo Patel a exprimé une préoccupation tout aussi pertinente ici. Le système éducatif américain, écrit-il, encourage constamment ses fils à considérer leur foi musulmane comme une source de difficultés et d'injustice ; mais Eboo préférerait qu'ils la voient comme une source de force morale et de richesse culturelle. Plutôt que de remédier à cet état de fait, la récente décision de la Cour suprême l'a probablement aggravé. En disant aux universités qu'elles ne sont pas autorisées à prendre directement en compte la race (ce qu'elles ne semblent pas écouter) et en les encourageant simultanément à évaluer les candidats sur la base des épreuves qu'ils ont pu traverser (telles que relatées, bien sûr, dans leurs essais universitaires), les juges ont rendu le rôle de l'élément le plus arbitraire du système encore plus central. Le type d'auto-exotisation qui est apprécié dans une dissertation universitaire « de bon goût » n'est pas une caractéristique organique de la culture américaine ; c'est désormais un mandat de la Cour suprême.