L'attaque de Trump contre Harvard est un acte spectaculaire d'autodestruction nationale
La révocation du droit de Harvard à certifier les visas entraînera un exode massif des talents.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 6 juin dans Le Point.
La meilleure manière de saisir le fonctionnement de l'administration Trump, me confiait Ivan Krastev il y a un peu plus d'un mois, c'est de la penser comme « un gouvernement révolutionnaire grimé en cour impériale ». Ce qui caractérise les régimes révolutionnaires, expliquait-il, c'est leur aptitude à engendrer très vite une dynamique autonome, irrésistible, qui entraîne leurs propres architectes à franchir des lignes qu'ils n'auraient jamais imaginé dépasser quelques semaines ou mois plus tôt. « Ce n'est pas vous qui faites la révolution, observait Krastev avec sa lucidité habituelle, c'est elle qui vous emporte. »
C'est sans doute dans sa croisade contre les universités les plus prestigieuses du pays – voire du monde – que la logique révolutionnaire du trumpisme s'exprime avec le plus de clarté. Depuis son investiture, Trump a multiplié les coups : coupes massives dans les subventions des agences fédérales comme les instituts de santé (NIH) ou la Fondation nationale pour la science (NSF) ; étranglement des financements essentiels au fonctionnement des laboratoires et des centres de recherche ; volonté d'expulser les étudiants étrangers engagés, même pacifiquement, dans des mobilisations pro-palestiniennes ; menaces fiscales contre les dotations des universités qualifiées de « woke » ; attaques ciblées contre Columbia, Harvard et quelques autres, sommées de choisir entre leur indépendance intellectuelle et leurs subsides fédéraux.
Même dans cette escalade d'attaques toujours plus brutales contre l'enseignement supérieur, la dernière salve visant Harvard se distingue par sa férocité. Dans une lettre vite rendue publique sur X, la secrétaire à la Sécurité intérieure, Kristi Noem, annonçait fin mai que l'université perdait « avec effet immédiat » son habilitation à certifier les visas d'étudiants et de visiteurs étrangers. Sauf intervention des tribunaux ou volte-face de l'exécutif, cette décision contraindra la vaste majorité des 6 793 étudiants internationaux de Harvard – soit plus d'un quart des effectifs – à plier bagage. Certains pourront peut-être rejoindre d'autres universités américaines, mais la plupart devront, en quelques jours ou semaines, abandonner leurs études et rentrer dans leur pays d'origine.
La décision de Trump promet de faucher net la trajectoire de milliers de jeunes talents, seulement coupables d'avoir étudié dans une université désormais dans la ligne de mire du pouvoir. Les répercussions seraient considérables : des pans entiers de la recherche de pointe – de la médecine à la physique quantique – pourraient se retrouver paralysés, faute de personnel qualifié. Ce serait, ni plus ni moins, l'un des exodes les plus massifs – et les plus prestigieux – de toute l'histoire de l'enseignement supérieur américain.
Les universités offrent à l'administration Trump une cible d'autant plus tentante qu'elles ont, ces dix dernières années, largement dilapidé la confiance qu'une bonne partie des Américains pouvaient encore accorder. Au milieu des années 2010, une nette majorité affirmait faire confiance à l'enseignement supérieur. Aujourd'hui, ils ne sont plus qu'un tiers. Les raisons de cette désaffection sont nombreuses – et, il faut bien l'admettre, souvent légitimes. Les universités ont englouti des fortunes dans des résidences luxueuses, des équipements sportifs dernier cri et une administration toujours plus pléthorique, alimentant directement la flambée des frais de scolarité. Elles ont laissé s'installer une forme d'unanimisme idéologique, au point que nombre de campus sont devenus franchement hostiles à toute pensée conservatrice, certains départements s'érigeant en usines à théories aussi autoréférentielles qu'indiscernables de la parodie.
Leur attachement à la liberté d'expression, lui, varie selon les causes : promptes à sanctionner la micro-agression ici, elles restent étrangement muettes face à la macro-agression ailleurs. Et plusieurs indices laissent penser que certaines institutions ont tout simplement contourné la récente décision de la Cour suprême sur la discrimination positive, en continuant de privilégier certains candidats selon leur ethnicité. (Les avocats de Harvard prédisaient une baisse de 90 % du nombre d'étudiants noirs si l'université cessait cette pratique ; dans les faits, la promotion suivante n'en comptait que légèrement moins.)
Comme je n'ai cessé de le rappeler aux responsables universitaires, en privé comme en public, la situation est intenable. Des institutions largement financées par l'argent public – y compris les universités privées parmi les plus fortunées du pays – ne peuvent raisonnablement espérer continuer à profiter de la manne des contribuables tout en s'aliénant leur appui. Pour une bonne part, ce sont les universités elles-mêmes qui auront semé les graines de l'offensive actuelle contre l'enseignement supérieur.
Face à de telles dérives, certaines interventions fédérales me semblent parfaitement défendables au regard des principes du libéralisme classique. L'État serait dans son rôle en s'opposant à certaines formes de coercition idéologique – comme l'obligation, désormais fréquente, pour les candidats à un poste universitaire de produire une profession de foi « diversitaire », notée selon son degré de conformité aux dogmes de la théorie critique de la race. Il serait également légitime qu'il enquête sur les établissements soupçonnés de violer le droit fédéral en discriminant dans leurs politiques de recrutement ou d'admission. Et rien, en principe, ne s'oppose à une hausse des impôts sur les revenus de marché issus des dotations des universités les plus riches – surtout si celles-ci continuent d'imposer des frais de scolarité exorbitants.
En réalité, le gouvernement fédéral pourrait même encourager les universités à se recentrer, de façon plus imaginative, sur leur mission académique première. Une proposition que je défends de longue date consisterait à conditionner l'accès aux fonds publics à une forme de « dégroupage universitaire ». Autrement dit, les établissements seraient tenus d'offrir à tous les étudiants des formations académiques de base, sans les obliger à vivre sur le campus, à payer des forfaits repas hors de prix, à financer des infrastructures de luxe – comme les salles de sport – ou à entretenir une bureaucratie pléthorique chargée de régenter jusqu'au moindre détail de la vie étudiante.
Or, l'administration Trump n'a nullement choisi de s'attaquer aux véritables maux de l'enseignement supérieur. Elle n'a même pas tenté, sérieusement, de rééquilibrer l'hégémonie idéologique régnant dans de nombreux établissements. Elle semble, au contraire, avoir entériné le fait que les universités resteront durablement hostiles au mouvement Maga – et en avoir tiré une conclusion limpide : les traiter en ennemis. À affaiblir, voire à anéantir, par tous les moyens possibles.
D'un point de vue strictement partisan, cette stratégie se tient. La polarisation éducative étant devenue, à une vitesse fulgurante, la principale ligne de fracture de la politique américaine, il est probable que même des universités moins monolithiques idéologiquement resteront des bastions du progressisme. Pour un praticien cynique de la realpolitik, classant les institutions clés de la société américaine en trois catégories – celles qui penchent naturellement vers la droite populiste (syndicats de policiers, églises évangéliques), celles tiraillées entre des forces opposées (grandes entreprises, syndicats ouvriers), et celles acquises à la gauche (fondations, institutions culturelles) –, il est difficile de ne pas conclure que les universités relèvent clairement de la dernière catégorie. Autrement dit : ce sont des « ennemis », pas des « amis ».
Cela peut sembler banal de le rappeler, mais un président des États-Unis est censé se préoccuper d'autre chose que de son seul intérêt partisan. Il doit aussi et surtout respecter l'État de droit, et agir dans l'intérêt général du pays. Or, la manière dont l'administration s'acharne sur Harvard – et sur d'autres universités – ne laisse guère de doute : ces histoires de « cucks » ne l'intéressent pas.
L'administration prétend défendre la liberté d'expression. Mais dans son courrier adressé à Harvard, Kristi Noem pose une série d'exigences qui trahissent une hostilité manifeste à l'égard de la liberté académique. Notamment, elle réclame « toutes les séquences vidéo en possession de l'université Harvard montrant toute activité protestataire impliquant un étudiant non immigrant sur le campus au cours des cinq dernières années ».
Certes, l'administration a toute légitimité à exiger que les universités réagissent sans délai face à des manifestations violentes, susceptibles de menacer ou d'intimider des membres de la communauté universitaire – ce qu'elles ont, il faut le dire, souvent négligé de faire ces dernières années. Mais la demande formulée par Noem porte sur « toute activité protestataire », y compris celles menées de manière parfaitement pacifique. Le tout dans un climat où l'exécutif multiplie les procédures d'expulsion contre des étudiants étrangers en situation régulière, pour des motifs aussi dérisoires que la co-rédaction d'un éditorial dans un journal étudiant – comme ce fut le cas, récemment, à quelques kilomètres de là, à l'université Tufts.
Fire,1 association pourtant sévère, et à juste titre, envers Harvard pour ses manquements en matière de liberté d'expression, a raison de pointer l'hypocrisie de Noem lorsqu'elle prétend agir pour « éradiquer l'antiaméricanisme ». Comme l'a rappelé Will Creeley, son directeur juridique, en réponse à l'attaque visant les étudiants internationaux : « Il n'y a rien de plus anti-américain qu'un fonctionnaire fédéral exigeant d'une université privée qu'elle prouve son allégeance idéologique au gouvernement sous peine de sanctions. » Ce qui frappe, au fond, c'est que l'administration ne s'en prend pas seulement à la liberté académique ou aux règles de droit. Elle piétine aussi l'un des piliers de la grandeur américaine : sa capacité à attirer les esprits les plus brillants de la planète.
Oui, les universités – y compris Harvard – ont commis des erreurs réelles, qui ont logiquement entamé la confiance du public. Oui, certains recoins de presque tous les campus américains sont aujourd'hui noyés sous un fatras idéologique. Mais, comme tant d'institutions de premier plan régulièrement attaquées, Harvard reste aussi à la pointe de la recherche dans des secteurs cruciaux – des semi-conducteurs à l'intelligence artificielle. Si Trump avait réellement pour ambition de faire devancer la Chine aux États-Unis dans les décennies à venir, il comprendrait qu'il est profondément contreproductif de sacrifier les capacités scientifiques du pays sur l'autel d'une croisade contre des professeurs « woke » noyautant quelques départements de sciences humaines et sociales.
Quiconque prétend vraiment vouloir rendre sa grandeur à l'Amérique devrait pouvoir s'attacher simultanément à ces deux vérités. Mais, dans un écho à la fois amer et ironique des théories postmodernes que ses figures de proue trompettent exécrer, l'administration semble n'accorder de valeur qu'à une seule forme de vérité : celle qui épouse les caprices, les lubies et les intérêts partisans de son chef.
Foundation for Individual Rights and Expression.