Nous vivons tous dans un village désormais
Comment les réseaux sociaux ont détruit les libertés de la vie urbaine.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 4 novembre dans Le Point.
Depuis un mois, mon cerveau ne cesse de revenir sur un des scandales d’Internet les plus banals et peut-être aussi les plus significatifs de ces derniers temps.
On se rappelle la scène : pendant un concert de Coldplay, une caméra filme des spectateurs tandis que le chanteur, Chris Martin, fait quelques gentils commentaires sur chacun des fans qui apparaît à l’écran. La caméra passe sur un joli couple d’une quarantaine d’années pris dans une charmante étreinte, l’homme enlaçant la femme qui tangue au rythme de la musique.
C’est alors que le couple repère l’écran géant et que toute une série de mouvements de panique parfaitement orchestrés se met en place. Choquée, la femme se cache le visage dans les mains et se détourne de la caméra. L’homme plonge vers la gauche, hors champ. À l’image apparaît une jeune femme derrière eux, de toute évidence au courant de la situation, affichant une poétique expression mêlant horreur et jubilation. « Mais quoi ? commente le chanteur. Soit c’est un couple adultère, soit ils sont très timides. »
Internet n’a pas mis longtemps à confirmer la première de ces deux hypothèses. L’homme était le PDG d’une entreprise technologique, connu dans son milieu mais loin d’être célèbre. La femme était la responsable du personnel de cette même entreprise (ou, pour citer l’appellation appropriée, la directrice des ressources humaines). Cloués illico au pilori dans la sphère publique, ils n’ont pas tardé à démissionner. La vidéo de leur étreinte et de sa dissolution a été vue par des dizaines, peut-être même des centaines de millions de personnes dans le monde entier.
Cet incident a inspiré un grand nombre d’écrits. Pourtant, ce qui me semble le plus frappant dans cette aventure a à peine été mentionné : la culture de la seconde moitié du XXe siècle a été, sous bien des angles, façonnée par la croissance des grandes villes à l’échelle de la planète et par le relatif anonymat qu’elles offraient, non seulement à cause des nombreuses opportunités d’échapper aux normes contraignantes imposées par les plus petites villes et les villages mais également parce qu’elles permettaient de se livrer à des activités communément considérées comme immorales.
Or, les deux premières décennies du XXIe siècle viennent de sonner le glas de cette culture. En effet, même si vous pensez vous fondre dans la foule d’un stade immense, au milieu de 60 000 autres personnes, la puissance des réseaux sociaux peut désormais exposer votre image à un gigantesque public dans le monde entier en quelques minutes.
En pratique, la croissance des villes est encore en train de se poursuivre et le processus d’urbanisation mondiale n’est pas achevé. Mais dans un sens culturel, ou spirituel si vous voulez, l’interlude urbain de l’histoire humaine a vécu. Nous vivons tous, de nouveau, dans des villages.
L’aberration d’après-guerre
Ces derniers temps j’ai beaucoup pensé à la manière dont le monde d’après-guerre, qui, pensions-nous, servirait de référence aux démocraties développées dans un avenir proche, s’est en réalité révélé être une éphémère aberration historique.
Prenez l’économie, par exemple. L’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest ont connu un extraordinaire essor de croissance pendant les dix années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une grande partie de la population a eu accès à des médicaments de base, comme les antibiotiques ; s’est offert des appareils électroménagers, comme des réfrigérateurs et des lave-linge, et a pu, pour la toute première fois, posséder une voiture.
Même l’espérance de vie s’est allongée de façon conséquente en quelques dizaines d’années. Malgré les turbulences politiques considérables de la période d’après-guerre – que nous avons tendance à minimiser rétrospectivement –, cette période a donné aux institutions de la démocratie libérale une certaine dose de « légitimité de résultats » dont il est fort probable qu’elles ne bénéficieront plus avant longtemps.
D’autres facteurs ayant contribué à faire de l’après-guerre une période relativement stable se sont révélés être des artefacts engendrés par une époque particulièrement exceptionnelle. On pensait, par exemple, que l’adoption largement répandue des règles et des normes de base du jeu démocratique était une caractéristique des démocraties ayant atteint une certaine maturité et qu’elle s’inscrirait dans la durée.
Mais à mesure que le souvenir des horreurs du nazisme et que les preuves des dysfonctionnements communistes s’éloignent, de plus en plus de citoyens perdent leur attachement à la démocratie libérale ; comme je l’ai déjà raconté dans des travaux universitaires, une part importante de la population éprouve désormais un profond scepticisme vis-à-vis de notre système politique.
Les années d’après-guerre ont également vu l’émergence d’une sphère publique relativement disciplinée, où les gens étaient souvent d’accord sur les faits même lorsque leurs opinions divergeaient et où les garde-fous œuvrant pour les médias généralistes étaient capables de définir un champ du raisonnable. Cela aussi était considéré comme découlant de grandes transformations structurelles, comme l’alphabétisation croissante, la quasi-universalisation des diplômes du secondaire et une augmentation de la part de la population diplômée du supérieur.
Et pourtant, cette dynamique s’est avérée être un artefact engendré par les conditions exceptionnelles de la période d’après-guerre où des entreprises de médias pouvaient diffuser depuis un centre géographique en direction de la périphérie, mais sans que les préconditions technologiques nécessaires pour que n’importe quel individu partage son opinion avec des millions d’autres grâce aux réseaux sociaux ne soient encore en place.
Ces derniers jours, j’ai pensé à un autre angle sous lequel les développements d’après-guerre que nous avions pris pour des augures d’un monde futur se sont révélés être une éphémère aberration : celui d’une certaine culture de la liberté personnelle favorisée par la vie urbaine. Car il se trouve que la vie citadine, affranchie de la surveillance des voisins et des contraintes collectives, n’aura été, en réalité, qu’un bref interlude dans l’histoire de l’humanité. La mentalité de village est revenue de plus belle par le truchement des réseaux sociaux, dépouillée de sa chaleur et exacerbée par la cruauté de la foule.
La cage normative
Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la plupart des humains ont vécu en groupes de chasseurs-cueilleurs itinérants ou en petites installations sédentaires engagées dans des activités agricoles. Ces deux formes d’organisations humaines primitives ont d’importantes différences que les anthropologues ont étudiées en détail. Mais elles ont également un point commun crucial : les deux forment de petites communautés où la plupart des individus se connaissent et où les faits et gestes de tout un chacun sont soumis à un contrôle social continuel.
Historiquement, ce contrôle social joue un rôle important. Thomas Hobbes, dans Léviathan, avance notoirement qu’un ordre social coercitif nous est nécessaire si nous voulons contenir les mauvais anges les plus néfastes de la nature humaine. Lorsque l’État est incapable de monopoliser la violence, de simples conflits entre individus dégénèrent rapidement et conduisent à une « guerre de tous contre tous » qui rend la vie « dégoûtante, animale et brève ».
Mais comme le soulignent Daron Acemoglu et James Robinson dans Le Couloir étroit : Les États, les sociétés et la lutte éternelle pour la liberté, les preuves ethnographiques les plus fiables laissent entendre que ce genre de chaos est bien plus rare que ne l’imaginait Hobbes ; en réalité, la plupart des sociétés rurales où l’autorité de l’État est absente ou très limitée sont régies par une stricte « cage normative ».
Les sociétés traditionnelles ont tendance à mettre au point des codes de conduite sophistiqués et souvent extrêmement répressifs. Et même lorsqu’elles ne possèdent pas de système policier ou judiciaire formel, elles sont extrêmement efficaces lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre ces contraintes morales. Comme tout le monde se connaît et que la vie de village rend la dissimulation extrêmement difficile, les violations de ce code moral sont aisément découvertes. Et comme les habitants des zones rurales dépendent traditionnellement beaucoup de l’aide mutuelle et que l’évolution a, au cours des millénaires, gravé la peur de la mort sociale dans notre ADN, les mécanismes d’ostracisme sont à peu près aussi efficaces qu’un Code pénal moderne pour dissuader quiconque de dévier du droit chemin.
Pour le dire autrement, pendant la majeure partie de l’histoire humaine, la plupart des êtres humains ont vécu dans la peur d’être effacés. La vie rurale avait de nombreux avantages : dans le meilleur des cas, elle fournissait un réel sentiment d’appartenance à une communauté ; un réseau dense constitué de gens profondément familiers et une solidarité collective dans tous les domaines de la vie, de l’éducation des enfants à la construction d’une nouvelle grange. Mais la cage normative qui facilitait cette coopération avait un coût élevé pour les libertés personnelles – un fait que peut parfaitement attester n’importe quel individu membre d’une minorité ethnique, religieuse ou sexuelle ou simplement doté de goûts ou d’opinions qui sortent des sentiers battus.
L’interlude urbain
Ce n’est pas une modification des convictions morales, un déclin de la religiosité ni même la résistance de ceux qui en étaient victimes qui a fini par nous libérer de cette cage normative, mais l’urbanisation.
L’urbanisation s’est déroulée, en gros, en quatre étapes. La première, la plus lente, a vu l’émergence d’un petit nombre de villes de taille modeste abritant une infime fraction de la population humaine tout en jouant un rôle disproportionné dans la création du monde moderne.1 La deuxième étape, qui a commencé, à peu près, avec la révolution industrielle, a vu l’apparition rapide de plus grandes agglomérations qui, dans la plupart des pays, n’abritaient toujours qu’une toute petite partie de la population mais qui se sont mises à éroder l’emprise que la cage normative exerçait sur la vie du pays.2 La troisième étape, qui a façonné la première moitié du XXe siècle, a été marquée par une rapide croissance des villes. Des pays comme la France, l’Allemagne et les États-Unis ont vu pour la première fois de leur histoire une majorité de leur population vivre dans des zones urbaines, faisant naître la perspective que le relatif anonymat des villes devienne dorénavant la norme par défaut. La quatrième phase, qui a débuté autour de 1950, a vu ce processus d’urbanisation s’étendre à des régions bien plus pauvres du monde. Les Nations unies estiment que, depuis la première décennie du XXIe siècle, la majorité de la population mondiale vit dans des zones urbaines ; il semblerait que l’avenir urbain se soit mondialisé.
De nombreux éléments-clés de la culture d’après-guerre découlent de cette transformation structurelle. Le mouvement de libération sexuelle, par exemple, a autant dû au fait de ne plus être marqué du sceau de l’infamie façon Lettre écarlate qu’à l’invention de la pilule (d’ailleurs, le Boston de la moitié du XVIIe siècle, où se déroule l’action du célèbre livre de Nathaniel Hawthorne, comptait moins de 2 500 habitants à l’époque).
Les méthodes contraceptives, certes beaucoup moins fiables, étaient largement utilisées bien avant l’invention révolutionnaire que fut la pilule ; mais avoir des relations sexuelles avant le mariage nécessitait de s’affranchir des conséquences fatales à la réputation qu’entraînaient des actes « immoraux », susceptibles de conduire à la ruine professionnelle pour l’homme et à l’impossibilité de trouver un mari convenable pour la femme.
D’autres transformations culturelles sont des variations sur le même thème. Dans la grande majorité des cadres ruraux, l’homosexualité, par exemple, a toujours été interdite et punie. Cela explique pourquoi les gays et les lesbiennes qui ont la chance de pouvoir décider de leur vie sont depuis longtemps attirés par le relatif anonymat des grandes villes. Voilà pourquoi la vie des communautés gay s’est mise à prospérer dans la deuxième moitié du XXe siècle dans des cités comme San Francisco, Londres, Cologne et Chengdu. Et c’est aussi pour cela que les mouvements pour les droits des gays se sont mis à se développer à ce moment particulier de l’Histoire, et que les attitudes de la plupart des citoyens des démocraties développées sont passées d’une hostilité ouverte vis-à-vis de l’homosexualité à une large acceptation à la fin du XXe siècle.
Ces changements ont longtemps paru inarrêtables, inéluctables même. En 2000, la plupart des spécialistes des sciences sociales auraient sans doute affirmé que le déclin du contrôle des déviances morales de leurs membres par les communautés était ancré dans les changements d’attitude produits par le processus de modernisation. Selon l’éminent sociologue Ronald Inglehart, par exemple, la seconde moitié du XXe siècle a été marquée par l’émergence de valeurs « postmatérialistes ».
Les bases d’une vie matériellement prospère devenant plus facilement accessibles, les gens se sont fixé des ambitions plus élevées, comme l’accomplissement personnel, ce qui s’est traduit par une libéralisation des comportements qui allait lentement s’étendre des plus fortunés à la grande majorité de la population.
Si tout cela était vrai alors il était tout aussi naturel d’estimer que la relative liberté offerte par la vie citadine pendant la seconde moitié du XXe siècle se montrerait résiliente face aux changements technologiques. Peut-être était-il possible d’imaginer un retour aux valeurs « matérialistes » en cas de régression brutale de la population urbaine, si de graves difficultés matérielles revenaient ou si une grande guerre obligeait à se concentrer sur la survie et la loyauté à la tribu.
Mais des changements qui donnent aux gens davantage de possibilités de s’exprimer et de se connecter les uns aux autres, pensait-on, ne pourraient qu’accélérer la diffusion des valeurs postmatérialistes. Le futur, pensaient Inglehart et la plupart de ses contemporains, serait de plus en plus tolérant.
Nous le savons désormais, cette hypothèse était d’une absolue naïveté.
La transformation structurelle de la sphère des réseaux sociaux
Le processus d’urbanisation se poursuit rapidement en ce début de XXIe siècle. Chaque année, la part de population citadine augmente. Des pays comme la Chine, de mémoire d’homme principalement ruraux, sont désormais majoritairement urbains.
Mais un autre gigantesque changement est également intervenu, qui a transformé encore plus profondément la culture de notre époque. Par une étrange ironie de l’Histoire, la décennie qui a vu une majorité de la population mondiale devenir urbaine pour la première fois de l’Histoire a également vu naître une technologie qui allait s’assurer que chacun d’entre nous serait de nouveau efficacement soumis à la structure morale de la vie de village : les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux ont une foule d’avantages.3 Ils ont aussi deux grands effets qui défont l’anonymat de la vie en ville et, ainsi, réintroduisent les effets de la cage normative dans des conditions modernes. Tout d’abord, ils créent le risque de couvrir de honte à une échelle colossale tout individu violant une norme sociale (il est intéressant de noter que c’est valable même lorsque la norme en question est largement enfreinte et relativement mineure). Ensuite, ils transforment chaque communauté densément connectée en un village numérique, ce qui permet la surveillance et la mise en œuvre des normes même sans diffusion à l’échelle nationale.
Le « couple Coldplay » est un parfait exemple de la première dynamique. La fidélité conjugale est naturellement une vertu importante, mais elle est violée chaque jour par des millions de personnes dans le monde. Dans un concert auquel assistent des dizaines de milliers de personnes, un couple clandestin peut certes s’attendre à ce qu’un grand nombre de gens les « voient » ; mais compte tenu des réalités de la vie urbaine, ils peuvent raisonnablement espérer qu’aucun de ceux qui les verront ne les reconnaîtra ou ne se souciera de savoir qui ils sont. On comprend pourquoi les amoureux de Coldplay s’attendaient à rester anonymes pendant leur sortie et donc à éviter les conséquences sociales négatives de leur infidélité.
Mais les réseaux sociaux ont fondamentalement modifié la structure de la sphère publique et rendent périlleux de continuer à nous fier à la présomption d’anonymat héritée de l’interlude urbain. Une vidéo suffisamment captivante peut extirper deux spectateurs de concert de leur relative obscurité et projeter leur image sur des millions de smartphones en quelques heures. Et lorsque leur comportement illicite est ainsi étalé devant une vaste audience à l’échelle mondiale, la nature relativement commune de leur méfait ne les protège pas du licenciement, du ridicule et de l’ostracisation sociale.
Ainsi, les réseaux sociaux facilitent la mise en œuvre stochastique de la cage normative : si en règle générale la plupart des gens peuvent violer les normes sociales sans conséquences, chacun doit vivre dans la crainte que sa transgression, qu’elle soit grave ou anodine, soit exposée aléatoirement au vu et au su du reste du monde.
Lorsque nous pensons à la façon dont les réseaux sociaux nous privent de l’anonymat de la vie dans la grande ville, ce sont des incidents célèbres comme celui du couple Coldplay qui nous viennent à l’esprit. Mais aussi importants qu’ils soient, ces arbres cachent une véritable forêt. La plupart des drames des réseaux sociaux se jouent à des échelles bien plus locales. Tous les jours aux quatre coins du monde, des milliers de personnes subissent de graves sanctions sociales dans leur lycée, à la fac ou dans une quelconque communauté locale à cause de publications sur les réseaux sociaux qui ne sont pas vues par des millions mais par des milliers, des centaines ou des dizaines de personnes.
La plupart du temps, la discipline est exigée et la punition imposée dans la semi-pénombre de réseaux sociaux extrêmement épars. Au même titre qu’ils facilitent une communication presque absolue, les réseaux sociaux favorisent une surveillance quasi totale et forment un panoptique bien plus omniscient que ceux dont rêvait Jeremy Bentham et que Michel Foucault redoutait.
Une seule cage, plein de règles
La nature des normes prescrites varie énormément d’un village à l’autre. La plupart des villages sont patriarcaux, certains matriarcaux. La majorité des villages imposent strictement la monogamie et punissent l’activité sexuelle avant le mariage, quand d’autres privilégient des arrangements sexuels et conjugaux différents. Le plus grand nombre décourage l’homosexualité et persécute ceux qui s’y livrent, quand quelques-uns tolèrent certaines formes d’attirance entre personnes du même sexe.
Lorsque je dis que le bref interlude urbain arrive à son terme et que nous sommes en train de revenir aux contraintes morales de la vie villageoise, je ne suis pas en train de prédire que tous les changements culturels des deux derniers siècles vont disparaître. Le contenu de la cage peut varier énormément même si sa forme reste la même. Et si dans de nombreuses parties du monde, de l’Inde rurale à la Chine urbaine, les réseaux sociaux servent souvent à imposer une vision conservatrice de la morale sexuelle, j’ai toujours pensé qu’invoquer La Servante écarlate était une métaphore profondément erronée pour figurer les États-Unis : la perspective qu’une Amérique dont les personnalités culturelles dominantes sont Donald Trump, Taylor Swift, Beyoncé et LeBron James se transforme en théocratie sont plus que minces.
Nous ne sommes pas non plus, nous les habitants du village mondial, tous susceptibles d’être soumis exactement aux mêmes normes. Autrefois, les coutumes pouvaient grandement différer entre les villages. Aujourd’hui, les normes dont la transgression peut conduire à la mort sociale peuvent varier immensément d’une communauté numérique à l’autre.
Mais le point commun entre la cage normative en ligne et celle de la vie réelle, c’est le mécanisme de base servant à discipliner et punir. Le contenu des normes auxquelles vous êtes soumis est arbitraire, finalement ; ce qui ne change pas, c’est que ces normes sont profondément coercitives et que toute violation réelle ou imaginaire a un coût social tellement élevé que la plupart des gens choisissent de rester dans le rang.
Un village mondial absurde sans les avantages de la ruralité
Les villages ont des avantages qui, dans une certaine mesure, peuvent compenser leurs travers.
J’écris ces lignes dans le hameau italien où ma famille possède une petite maison depuis une vingtaine d’années. Quand nous ne sommes pas là, en cas de problème avec la maison nous avons des amis dans le coin qui n’hésitent jamais à donner un coup de main. Je ne crains pas les cambrioleurs parce que nos voisins sont du genre à repérer et à se souvenir de tout inconnu qui passerait dans la rue. Et quand je veux aller prendre un café au bar à cent mètres de là, il me faut parfois une demi-heure pour y arriver parce que je m’arrête bavarder avec une foule de gens en chemin.
Une année, au moment où nous repartions, un chat s’est introduit dans notre maison sans que nous nous en apercevions et il s’est retrouvé enfermé à l’intérieur. Quand un passant a entendu ses pitoyables miaulements quelques jours plus tard, une complexe opération de sauvetage s’est mise en place. Un voisin avait la clé de la maison d’une voisine qui n’était pas là mais chez qui se trouvaient les clés de chez nous. Et une demi-heure plus tard, le pauvre chat avait été libéré et nourri.
Le retour mondial à la vie de village pose ainsi un double problème : il nous prive des principaux avantages de la vie dans les grandes villes sans nous offrir les compensations qui accompagnent traditionnellement la vie villageoise. Si une canalisation explose chez vous, ce ne sont pas les gens qui surveillent votre comportement en ligne qui vont arrêter la fuite. Si un voleur s’apprête à entrer dans votre appartement par effraction, les gens qui appellent à vous « canceller » parce que vous avez enfreint les règles non écrites du monde des échecs ou de la communauté des tricoteuses n’appelleront pas la police.
Et quand vous avez un coup de blues, ne comptez pas sur vos amis Facebook ou vos abonnés TikTok pour vous remonter le moral sur le chemin du bar avec le genre de papotage qui rend si difficile de se sentir vraiment seul quand on habite dans un village plein de vie.
Comme pendant une si grande partie de l’histoire humaine, nous vivons désormais tous dans un village. Mais c’est un village numérique, une version absurde de l’original, à la fois écrasée par les jugements faciles et les punitions cruelles et douloureusement privée de ses joies.
La plupart des estimations suggèrent qu’en 1800 encore, moins de 10 % de la population mondiale vivait dans des villes.
Le Royaume-Uni constitue une exception notable, puisqu’il a probablement franchi le seuil de la majorité urbaine au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Par exemple, il met en relation des membres de groupes minoritaires qui auraient pu être isolés auparavant. Si vous avez un handicap rare, un intérêt intellectuel obscur ou un fétichisme sexuel de niche, les médias sociaux vous permettent de trouver beaucoup plus facilement des personnes qui vous ressemblent. Cela peut permettre à des personnes qui auraient auparavant souffert du jugement ou de la discrimination de la part de la majorité de créer une communauté et de gagner en confiance. Mais alors qu’on s’attendait initialement à ce que cela remette en question le carcan des normes, déjà largement ébranlé par deux siècles d’urbanisation, c’est l’inverse qui s’est produit, car d’autres aspects de la transformation de la structure de notre culture par les réseaux sociaux ont fini par prédominer.


