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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigée par Peggy Sastre, a été publiée le 3 mars dans Le Point.
Parfois, l'histoire marche à un rythme imperceptible. Tandis que, sous la surface, les plaques tectoniques font leur petit bonhomme de chemin, le monde semble figé. À d'autres moments, l'histoire s'emballe. La pression accumulée en profondeur atteint un point critique et une plaque en vient brusquement à céder, pour libérer des ondes sismiques déclenchant une succession de violents séismes. En un instant, tout bascule.
Le stupéfiant spectacle qui s'est joué la semaine dernière dans le Bureau ovale – avec un président américain faisant publiquement, et brutalement, la leçon au dirigeant d'un pays luttant pour sa survie face à une invasion armée – n'était que le dernier tremblement de terre en date, l'ultime manifestation du moment historique que nous sommes en train de traverser.
La rencontre désastreuse entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky aura des répercussions majeures sur le cours de la guerre. Depuis toujours, le danger était que l'empressement manifeste de Trump à conclure un accord joue en faveur de Vladimir Poutine lors d'éventuelles négociations. Désormais, l'exposition publique des tensions entre Trump et Zelensky fragilise encore davantage toute tentative sérieuse d'aboutir à un cessez-le-feu à des conditions acceptables pour l'Ukraine – et ce, afin d'instaurer une paix durable.
Pour Trump, un jeu à somme nulle
Mais c'est aussi le symptôme d'un changement bien plus profond dans l'attitude des États-Unis envers le reste du monde. La vision du monde de Trump repose sur deux postulats directement contraires à la conception qu'aura eue chaque président américain du rôle des États-Unis sur la scène internationale depuis 1945.
La première repose sur https://www.yaschamounk.fr/p/dobama-a-trump-deux-visions-du-monde. Les relations des États-Unis avec des alliés comme le Royaume-Uni et le Japon ont toujours été fondées sur l'idée que ces partenariats bénéficieraient aux deux parties. À court terme, les États-Unis assumaient un rôle de contributeur net, investissant largement dans leur budget militaire ; à long terme, ces alliances servaient leurs intérêts en favorisant le libre-échange et en contribuant à la stabilité internationale.
Aux yeux de Trump, en revanche, chaque accord doit nécessairement faire un gagnant et un perdant. Selon lui, puisque les alliés des Américains en Europe ou en Asie de l'Est tirent profit des accords actuels, cela signifie que les États-Unis en pâtissent. Logiquement, il s'emploie à exploiter l'influence américaine sur ses partenaires historiques afin d'en tirer un maximum de bénéfices à court terme. Pour les Européens, cette attitude a tout de celle d'un chef de gang réclamant sa valise de billets en échange de sa protection. À n'en pas douter, Trump doit plutôt se voir comme un simple homme d'affaires en train de renégocier un contrat bancal.
La présidence du gagnant-perdant
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigée par Peggy Sastre, a été publiée le 10 février dans Le Point.
Pour la Maison-Blanche, une Europe scindée en deux
Deuxième postulat trumpien : les sphères d'influence constituent non seulement un mode naturel, mais aussi moralement légitime d'organiser les relations internationales. Ses prédécesseurs, au contraire, auront toujours défendu le principe selon lequel chaque pays doit être maître de son propre destin, pour ainsi permettre aux nations favorables aux États-Unis d'en devenir des alliées, qu'importe leur position géographique. Raison pour laquelle l'alliance « occidentale » inclut depuis longtemps des pays orientaux, comme le Japon ou la Corée du Sud.
Sa politique étrangère vise avant tout à maximiser la puissance des États-Unis dans leur propre hémisphère, plutôt qu'à garantir la liberté de nations éloignées. Son irritation face à l'idée d'aider l'Ukraine s'explique sans doute bien plus par sa conviction que ce pays appartient naturellement à la sphère d'influence russe que par sa « bromance » affichée avec Vladimir Poutine ou même un éventuel accord secret avec lui.
Les principes sous-tendant la politique étrangère de Trump ont des répercussions particulièrement lourdes pour l'Europe : du point de vue de l'actuelle Maison-Blanche, le continent se retrouve de nouveau scindé en deux. La moitié de l'Europe est considérée comme appartenant naturellement à la sphère d'influence de la Russie.
Cela inclut l'Ukraine et la Biélorussie, mais pourrait aussi englober les États baltes, la Moldavie, voire la Pologne ou la Roumanie. Sous la présidence de Trump, Washington pourrait bien choisir de laisser ces régions se débrouiller seules, les exposant ainsi à un risque encore plus grand d'une nouvelle forme de colonisation par le Kremlin.
L'autre moitié de l'Europe, relativement chanceuse, devrait rester sous l'influence des États-Unis. La France, l'Allemagne, les pays scandinaves et l'Europe du Sud continueront de faire partie de l'Occident et, même sous Trump, pourront encore espérer un soutien américain en cas de nécessité. Toutefois, alors que l'alliance occidentale visait autrefois à garantir les intérêts à long terme de tous ses membres, Trump semble résolu, comme l'illustrent ses ambitions sur le Groenland, à en tirer un bénéfice aussi immédiat que maximal. De facto, les nations d'Europe occidentale sont passées, du jour au lendemain, du statut de partenaires des États-Unis à celui de tributaires de Donald Trump.
Nécessité d'une défense européenne
Certes, rien ne garantit que Trump parvienne à inscrire sa vision de la politique étrangère américaine dans la durée. Mais même si ces bouleversements devaient s'avérer temporaires, il serait imprudent pour les dirigeants européens de parier sur cette éventualité. Comme l'année 2024 l'a clairement démontré, l'ascension de Donald Trump à la fonction la plus puissante du monde occidental n'était pas une simple anomalie historique. Une stratégie de défense réaliste ne saurait donc dépendre du résultat des élections d'un autre pays.
Les dirigeants européens sont désormais confrontés à un choix crucial entre deux trajectoires diamétralement opposées : soit ils se dotent des moyens nécessaires pour garantir eux-mêmes la sécurité de leur continent, soit ils se résignent à devenir les pions de Donald Trump, Vladimir Poutine et Xi Jinping. À titre personnel, j'espère qu'ils voudront prendre leur destin en main. Mais le chemin pour y parvenir s'annonce bien plus ardu que beaucoup ne semblent le réaliser.
Le besoin le plus urgent est d'investir massivement dans les capacités militaires. Il est illusoire de prétendre peser sur la scène internationale – et plus encore de dissuader Vladimir Poutine – sans une force opérationnelle réellement fonctionnelle, dotée d'avions, de chars et de flottes de drones en état de marche, ce qui fait cruellement défaut à de nombreux pays européens. Mais les électeurs français, allemands, suédois et espagnols accepteront-ils d'augmenter les dépenses de défense alors que les systèmes de retraite sont sous pression et que les services publics subissent des coupes budgétaires ?
Après les paroles, les actes ?
Un autre défi, plus technique mais tout aussi essentiel, consiste à coordonner les forces armées européennes sans qu'une multitude de présidents et de Premiers ministres ne disposent d'un droit de veto effectif sur toute intervention militaire. La nécessité d'une coordination est incontestable. Toutefois, dans un contexte où le populisme gagne du terrain aussi bien en Europe qu'aux États-Unis, il serait naïf de croire que les dirigeants des principales puissances européennes sauront s'entendre aisément sur le moment et la manière d'engager ces forces lorsque les circonstances l'exigeront.
Troisième exigence : revitaliser en profondeur l'économie européenne. Si la part de l'Europe dans le PIB mondial continue de se réduire au même rythme soutenu que ces vingt dernières années, sa capacité à tenir tête aux grandes puissances s'affaiblira d'autant. L'idée qu'un déclin progressif et maîtrisé puisse constituer une option viable apparaît de plus en plus comme une illusion périlleuse. Au début de la guerre en Ukraine, on a entendu Olaf Scholz dire qu'elle marquait un « Zeitenwende », un changement d'époque. Pourtant, comme bien d'autres dirigeants européens, il n'a pas su transformer ces belles paroles en actes.
Aujourd'hui, la fin de la guerre en Ukraine semble se profiler, et avec elle grandit, hélas, la probabilité d'une issue tragique. Tandis que la nouvelle administration américaine signifie clairement que l'Europe devra désormais assurer seule sa sécurité, les dirigeants du continent redoublent, une fois encore, de grands discours sur l'urgence des transformations à mener.
Mais est-ce que les actes suivront enfin les paroles ? Quiconque se préoccupe de la sécurité du continent ou des valeurs fondatrices de ses démocraties doit tout mettre en œuvre pour que la réponse soit affirmative. Reste que notre victoire est très incertaine – et c'est le moins qu'on puisse dire.