Arrêtez de prétendre que nous avons les réponses
L'ancien ordre se délite. Ignorez ceux qui prétendent savoir comment le reconstruire.
La traduction suivante de mon article original en anglais, rédigée par Peggy Sastre, a été publiée le 18 février dans Le Point.
L’ampleur du bouleversement de l'ordre politique que nous sommes en train de vivre est comparable, au bas mot, à celle du New Deal de Franklin Delano Roosevelt ou de la révolte de Ronald Reagan contre le consensus d'après-guerre. Un changement d'ordre politique comporte généralement deux étapes. La première, c'est l'épuisement des vieilles méthodes. Pendant une longue période, elles se mettent à être considérées comme de plus en plus désuètes, leur capacité à résoudre les problèmes diminue de façon tangible et leur cote de popularité décline progressivement.
Ensuite, une nouvelle figure – ou un nouveau mouvement – politique parvient au pouvoir, bien déterminé à bouleverser l'ordre précédent, souvent d'une manière incomplète, chaotique ou irresponsable au départ, et parfois dans la durée.
Cela fait au moins dix ans que le premier de ces éléments est là, sous nos yeux. Le second s'est imposé le 20 janvier 2025.
Des forces politiques traditionnelles somnambules
Dans tout le monde occidental, les forces politiques traditionnelles sont visiblement en perte de vitesse. En Europe, les modérés se sont avérés incapables de proposer une vision viable pour l'avenir économique du continent ou de tenir compte des demandes des électeurs qui les exhortent à contrôler leurs propres frontières. Conséquence : des partis habitués à être les géants du paysage politique d'après-guerre sont devenus des nains. En France, les socialistes et les Républicains ont quasiment disparu des radars. En Allemagne, le Parti social-démocrate plafonnait à 15 % dans les sondages préfigurant l'élection fédérale qui aura lieu à la fin du mois. En Grande-Bretagne, les enquêtes indiquent que le Reform Party de Nigel Farage caracole en tête devant les travaillistes et les conservateurs.
Aux États-Unis, les partis de l'ordre ancien ne s'en sortent guère mieux. Les républicains ont totalement capitulé face à la prise de pouvoir hostile organisée par Donald Trump. Le parti de Ronald Reagan n'est plus, et toutes les tentatives de le ressusciter vont presque à coup sûr être vouées à l'échec. Les démocrates, quant à eux, n'ont pas été aussi impopulaires depuis des dizaines d'années, notamment parce qu'ils sont dans le déni quant à leur propre nature. Les candidats démocrates comme Kamala Harris ont beau continuer d'ânonner fidèlement qu'ils sont le parti des travailleurs, leur coalition électorale ressemble bien plus à l'alliance des électeurs à hauts revenus et très diplômés qu'avait réunie Bob Dole en 1996 qu'à celle de son adversaire, Bill Clinton.
Mon intention n'est pas de diaboliser ou de ridiculiser ces forces politiques. J'avoue, d'ailleurs, que je continue de m'y identifier d'instinct. Mais toutes les tentatives de diagnostic honnête du moment politique que nous traversons doivent commencer par la reconnaissance du fait qu'au moins dans leur forme actuelle elles ressemblent désormais à des reliques d'un passé aboli : ce sont des figurants qui continuent à débiter leur texte rebattu alors que les spectateurs ont depuis longtemps quitté la salle pour aller voir ailleurs.
Le somnambulisme confus de ces forces politiques traditionnelles est d'autant plus frappant quand on le compare à la confiance en eux dont font preuve les challengers qui semblent sur le point de les supplanter. Il apparaît clairement depuis quelques années que les populistes de tout poil sont devenus un élément majeur, voire dominant, du paysage politique occidental. Là où ils ont pris le pouvoir, comme en Turquie et au Venezuela, en Inde et en Hongrie, il est également devenu évident qu'ils sont capables d'éroder les règles et les normes traditionnellement faites pour limiter la puissance de l'exécutif. Mais, particulièrement dans les démocraties les plus anciennes, ils ne semblaient pas encore aptes à imposer leur volonté d'une manière pérenne.
Pas de retour en arrière après le nouvel ordre politique
La radicalité et la vitesse dont fait preuve la nouvelle administration Trump pour transformer les États-Unis sont en train de dissiper toute incertitude sur le sujet. Au cours de ses premières semaines à la Maison-Blanche, Trump a renvoyé des milliers de fonctionnaires et fermé un certain nombre de départements fédéraux. Il a balancé par-dessus bord des éléments essentiels du système économique mondial en adoptant des tarifs douaniers élargis et a transformé la politique étrangère en menaçant des alliés de longue date des États-Unis comme le Danemark, le Panama et le Canada. Il s'est vengé de ses ennemis en révoquant la protection dont disposaient certains de ses détracteurs et a récompensé ses amis politiques en graciant les personnes condamnées pour avoir participé à l'insurrection du 6 janvier 2021. Il pourrait ne plus tarder à transformer la relation entre l'exécutif et le judiciaire en passant outre les décisions des tribunaux visant à limiter son pouvoir.
Il n'est absolument pas écrit que Trump va réussir à conserver le niveau de popularité dont il jouit actuellement, ni qu'il pourra installer le successeur de son choix à la Maison-Blanche. Mais, jour après jour, il devient de plus en plus douteux que les choses reviennent un jour à leur état antérieur. Même si les démocrates l'emportent en 2028, il est fort peu probable que la prochaine administration, par exemple, reconstituera la bureaucratie fédérale telle qu'elle était auparavant après que des dizaines de milliers de fonctionnaires seront partis et que des dizaines d'agences auront été fermées.
Au cours de mon existence, un ordre politique qui semblait naturel – et même inéluctable – s'est métamorphosé en un ancien régime qui, même aux yeux de ses soutiens les plus fervents, paraît de plus en plus obsolète. À présent, des forces politiques qui ne se sentent en rien redevables à ce vieil ordre ont pris le pouvoir et sont en train de le démanteler joyeusement.
Humpty Dumpty, l'œuf de la comptine, vient de tomber de son mur juste sous nos yeux. Pendant des années, défiant les lois de la physique, il est resté suspendu dans les airs. Aujourd'hui, le voilà sur le point de percuter le sol. Nous ne connaissons pas encore toute la magnitude de l'impact, mais il semble déjà clair que tous les chevaux et tous les petits soldats de l'establishment ne suffiront pas à le remettre d'aplomb.
Reconnaître la profondeur de la crise
Pour ceux d'entre nous que ces événements inquiètent et qui pensent qu'il existe au moins une ou deux choses de l'ordre d'avant qui valent la peine d'être gardées, la réponse à ces changements historiques doit être une sérieuse introspection. Voici trois questions, grosso modo dans un ordre de difficulté croissante, pour lesquelles il nous faut trouver une réponse au minimum acceptable :
Pourquoi l'ancien ordre des choses a-t-il perdu le soutien de tant de gens ?
Comment expliquer la popularité des alternatives radicales (et, oui, parfois irresponsables) qui le supplantent ?
À quoi pourrait ressembler un avenir qui se colletterait avec ces manquements d'une manière plus responsable (qui n'insisterait pas pour retourner à un passé probablement disparu à jamais mais pourrait promettre, de façon crédible, que nous serons à la hauteur des valeurs les plus chères et des promesses le plus souvent réitérées de notre ordre politique) ?
Il est incroyablement difficile de répondre à ces questions. Si je me fonde sur les nombreux articles que j'ai lus et sur les nombreuses conférences et autres rassemblements auxquels j'ai participé ces derniers mois, personne (moi y compris) ne semble avoir de réponse particulièrement élaborée ou convaincante à proposer, surtout pour les plus difficiles et les plus prospectives. Mais ce qui me choque le plus n'est pas que nous n'ayons pas encore de réponses ; c'est que personne ne veut admettre à quel point nous sommes tous en train de nous cogner dans les murs, plongés dans une obscurité totale.
La meilleure illustration de ce refus de reconnaître la profondeur de la crise est l'insistance du président fraîchement élu du Comité national démocrate (DNC) sur le fait que les démocrates n'ont absolument pas besoin de changer. « Notre message est le bon », a annoncé Ken Martin aux fidèles du parti après sa victoire, passant totalement à côté du fait que près de deux fois plus d'Américains ont désormais une opinion négative de son parti que ceux qui en ont une opinion positive – soit le pire résultat depuis que l'institut Quinnipiac a commencé à poser la question, en 2007. Mais le problème va bien plus loin encore, car il s'étend des progressistes aux centristes et des politiciens aux spécialistes des sciences sociales.
L'élite politique américaine déboussolée
Quand Donald Trump a été élu en 2016, les diverses cellules de l'establishment américain ont mis au point diverses réponses, qui parfois se chevauchaient et servaient pratiquement toujours leurs propres intérêts, aux questions urgentes que posait sa victoire. En voici trois, en guise d'échantillon.
Les personnes de gauche qui avaient toujours prétendu que le plus gros problème de l'Amérique était les inégalités économiques ont clamé que l'avènement de Trump avait été causé par ces dernières et ont promis que régler ce problème allait réduire le soutien apporté à Trump. Les adeptes des politiques identitaires, qui clamaient depuis toujours que le racisme et le sexisme et d'autres formes d'intolérance étaient le plus gros problème de l'Amérique, ont prétendu que c'étaient le racisme, le sexisme et d'autres formes d'intolérance qui avaient fait élire Trump et ont promis que le meilleur moyen de le battre était d'organiser des défilés et des programmes de promotion de l'égalité des chances, sans oublier les formations à la diversité, qui allaient combattre le racisme et le sexisme et d'autres formes d'intolérance.
Quant à l'interprétation de la majeure partie des spécialistes des sciences sociales, elle impliquait qu'il était encore moins nécessaire d'envisager la moindre action ou introspection : l'élection de Trump, ont-ils dit pour rassurer leurs lecteurs reconnaissants, était le fruit de la nostalgie et du « ressentiment racial » des vieux mâles blancs ; comme, heureusement, les segments de population qui organisaient ce « dernier front » contre l'inéluctable diminuaient dans l'électorat général, la menace qu'ils représentaient était très certainement temporaire.
Dans le sillage de la réélection de Trump, il a fallu s'adonner à une monstrueuse gymnastique mentale pour continuer de défendre ces postulats. Cela n'a pas empêché leurs adeptes de faire de leur mieux pour y parvenir.
L'électorat américain s'est beaucoup diversifié depuis 2016. Mais, si les Blancs sont devenus plus susceptibles de voter démocrate, les Hispaniques, les Américains d'origine asiatique et même les Afro-Américains sont devenus bien plus enclins à voter pour Trump. L'argument dominant avancé par les sciences sociales pour expliquer comment Trump a pu remporter son premier mandat présidentiel est annihilé par la façon dont il a décroché le second.
Depuis 2016, des dizaines d'initiatives de promotion de l'égalité ont été lancées dans tous les secteurs de la société et les Américains ont suivi des millions de formations à la diversité. Et pourtant, le racisme, le sexisme et l'intolérance séviraient encore davantage qu'il y a dix ans, allant jusqu'à se répandre dans les groupes non blancs qui sont désormais soupçonnés d'être white adjacent, c'est-à-dire assimilés à la blanchité. Malgré ces tentatives de ne pas s'éloigner du scénario de départ, l'idée que le racisme, le sexisme et d'autres formes d'intolérance sont la principale explication du phénomène Trump est un tantinet bancale.
Enfin, la profonde et réelle détresse économique de la Grande Dépression, souvent invoquée pour expliquer la montée des populistes dans les années 2010, est derrière nous depuis longtemps. Bien qu'il ait été un modéré toute sa vie et qu'il ait fait une campagne à l'avenant pendant les primaires de 2020, Joe Biden, une fois président, a conduit des politiques économiques résolument progressistes et a dépensé plusieurs milliards de dollars pour relancer l'économie. Ceux qui tiennent quand même à s'accrocher à l'explication économique du retour au pouvoir de Trump se démènent pour expliquer pourquoi les électeurs américains expriment leur désir profond de continuer de voir appliquer des mesures de gauche en votant pour un politicien aussi ostensiblement de droite que Donald Trump. Mais la logique n'est pas de leur côté.
Toutes ces formes sophistiquées de déni créent une espèce de bourdonnement d'ambiance qui ne cesse de s'amplifier et que nul ne peut ignorer, hormis une élite qui prend la plus grande peine pour se coller les mains bien fort sur les oreilles. Et ce déni, comme souvent, commence par les principaux intéressés, et prend la forme d'une incapacité à nous regarder dans le miroir et à nous reconnaître pour ce que nous sommes.
Cela fait au moins vingt ans que nous avons un establishment principalement composé de gens qui prétendent mettre en œuvre une grande révolte contre les puissants. Nous sommes gouvernés par une caste (majoritairement méritocratique) de privilégiés dotés d'un don hors du commun pour identifier, exagérer et diffuser les toutes petites occurrences dans lesquelles ils sont relativement défavorisés. Nous avons confié les rênes de grandes parties de notre société à de soi-disant experts qui n'ont cessé de montrer qu'ils n'avaient pas la moindre expertise pour accomplir les tâches importantes qui leur avaient été confiées.
L'échec à comprendre le monde
J'ignore ce que tout cela signifie. Je ne sais pas comment répondre aux trois questions que j'ai posées plus haut. Je ne sais pas non plus comment préserver ce que j'aime ou comment me battre pour un avenir meilleur ou comment faire les deux à la fois.
Il n'y a qu'une seule chose dont je suis à peu près sûr aujourd'hui : quiconque affirme qu'on peut juste revenir à l'explication la plus agréable à entendre pour expliquer le pétrin dans lequel nous sommes – quiconque se dit certain que ce qu'il a toujours pensé s'est vérifié grâce à des événements qu'il a totalement échoué à anticiper –, celui-là non seulement vous ment à vous mais aussi probablement à lui-même.
Nous ne résoudrons pas ce problème en rivalisant pour savoir qui peut donner les pires noms d'oiseau à Trump. Nous ne le résoudrons pas en rouvrant le manuel de la #résistance qui a échoué la première fois. Nous ne le résoudrons pas en renchérissant sur une vision du monde qui s'est avérée profondément polarisante et d'une impopularité toxique. Et quiconque affirme avec certitude, comme le fait le nouveau président du DNC, que son message est le bon se met clairement le doigt dans l'œil.
Voici donc le seul conseil que je me sensapte à donner à ce jour, et j'ai conscience qu'il est à la fois incomplet et décevant : il faut ralentir. Nous devons nous regarder dans la glace. Nous devons reconnaître combien nous avons, à maintes reprises, échoué à comprendre le monde, notre propre pays et notre place à l'intérieur. Nous devons réfléchir, longtemps et profondément, sans nous trouver d'excuses, ni tirer de conclusions hâtives, ni trouver refuge dans des banalités bienveillantes ou de vertueuses indignations. Le fait que personne n'envisage de le faire m'épouvante totalement.
Gained in translation...
toute traduction peut-être améliorée mais le changement de titre m'a permis de m'intéresser à un post sur lequel je ne m'étais pas arrêté dans sa version originale.
Quant au besoin, à l'urgence et à la difficulté de penser autrement, je suis totalement d'accord...
Continuons d'y travailler...
Je suis d'accord. Cependant il faudrait probablement regarder de près l'histoire notamment depuis au moins 1944 Yalta. Partage de l'Europe.
Voir également une certaine continuité des présidents américains depuis G Washington.
Henryk
Ps la traduction presque parfait mais peut mieux faire.