Pour JD Vance, l'Europe est vraiment l'ennemi
L'Europe est aujourd'hui confrontée à un choix difficile : une dépendance absolue ou une réinvention radicale.
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- Yascha
La traduction suivante de mon article original en anglais a été publiée le 26 mars dans Le Point.
Il aurait été illusoire, pour quiconque connaît Donald Trump, d'imaginer son second mandat comme un long fleuve tranquille pour l'Europe. Et pourtant, l'attitude ouvertement antagoniste de son administration envers ses alliés de toujours de l'autre côté de l'Atlantique a de quoi sidérer.
Non content de rechigner à soutenir l'Ukraine ou à peser en faveur d'un cessez-le-feu, Trump a publiquement rabroué Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale et accordé d'emblée d'importantes concessions à la Russie. Il a sommé les Européens d'augmenter leurs dépenses militaires, tout en menaçant à plusieurs reprises de piétiner la souveraineté danoise en annexant de facto le Groenland. Quant aux droits de douane sur la Chine, il n'a même pas tenté d'en faire un levier commun pour rapatrier des secteurs industriels stratégiques vers les alliés occidentaux ; il a préféré annoncer, sans détour, son intention de taxer lourdement l'Union européenne – et le Canada.
Jusqu'ici, l'explication que je trouvais la plus convaincante tenait à la vision du monde propre à Trump. Parce qu'il incarne un état d'esprit foncièrement à somme nulle, où tout gain doit se faire aux dépens d'autrui. Et il appréhende le monde en termes de sphères d'influence – une grille de lecture qui éclaire aussi bien son désintérêt pour la défense de l'Ukraine (ou de Taïwan) que sa propension à recourir à la force pour arracher de nouveaux atouts pour les États-Unis, que ce soit au Groenland ou au Panama. Dans cette logique et contrairement à ses prédécesseurs à la Maison-Blanche, Trump ne voit pas des alliés dans des pays comme la France ou l'Allemagne. Il ne les considère pas pour autant comme de véritables ennemis. Il les perçoit avant tout – et très simplement – comme de potentiels réservoirs de profit.1
La révélation explosive d'hier – que l'administration aurait, par mégarde, divulgué des secrets militaires à un journaliste américain de premier plan – laisse penser que ma lecture était sans doute trop charitable. Le débat de politique intérieure exposé par cette discussion de groupe montre clairement qu'une frange de l'administration, menée par le vice-président J. D. Vance, adopte une posture franchement hostile vis-à-vis de l'Europe.
Cet épisode, le plus retentissant de l'histoire de l'application Signal, est déjà entré dans les annales. Apparemment, Michael Waltz, conseiller à la sécurité nationale de Trump, aurait réuni dans un groupe de discussion certains des plus hauts responsables de l'administration pour évoquer les plans d'attaque contre les houthis au Yémen. Mais il y aurait, par erreur, ajouté Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef de The Atlantic et critique de longue date de Donald Trump. Et la discussion n'avait rien d'un échange théorique ou allusif : elle contenait des plans d'attaque détaillés, du type à compromettre l'opération et à mettre en danger les soldats américains s'ils venaient à être rendus publics ou interceptés par une puissance hostile.
Ce qui frappe, c'est que l'affaire donne l'impression qu'une bande d'amateurs a pris les commandes au 1600 Pennsylvania Avenue. Comment expliquer que les plus hauts responsables de l'administration – vice-président, secrétaire d'État, secrétaire à la Défense – traitent des affaires ultrasensibles via une application de messagerie non sécurisée ? Comment ont-ils pu, par inadvertance, ajouter à la conversation un journaliste notoirement hostile au président ? Et surtout : comment personne ne s'en est-il rendu compte ?
Ce qui m'a le plus stupéfait dans ce chat de groupe, c'est l'hostilité flagrante de l'administration – et tout particulièrement de Vance – à l'égard de l'Europe. Lorsque Waltz a créé le groupe Signal, la décision de frapper les houthis pour sécuriser une route commerciale stratégique en mer Rouge semblait déjà arrêtée. Une réunion de haut niveau avait eu lieu dans la Situation Room, comme l'ont laissé entendre les messages ultérieurs de Stephen Miller. Le président avait donné son feu vert. Mais quelqu'un, manifestement, ne s'était pas encore rallié à la décision.
« Seuls 3 % du commerce américain transitent par le canal de Suez », avertit Vance. « Pour l'Europe, c'est 40 %. Il y a un vrai risque que l'opinion publique ne comprenne pas cela ni la nécessité d'intervenir […] Je ne suis pas sûr que le président ait bien saisi à quel point cela contredit son discours actuel sur l'Europe. » Autrement dit, Vance ne s'est pas contenté d'affirmer que les États-Unis n'avaient aucun intérêt vital à défendre dans la région ; il a laissé entendre que le simple fait que l'opération puisse aussi bénéficier à l'Europe constituait, en soi, un argument à lui opposer.
C'est alors que d'autres membres du groupe ont rebondi, soutenant le maintien des plans d'attaque. Pete Hegseth, secrétaire à la Défense, a martelé que la liberté de navigation constituait un « intérêt national fondamental ». Waltz, parfaitement aligné sur l'exigence de Trump de faire payer l'Europe jusqu'au dernier centime de l'aide militaire américaine, a enfoncé le clou : « Que ce soit maintenant ou dans quelques semaines, ce seront les États-Unis qui devront rouvrir ces voies maritimes. À la demande du président, nous travaillons avec le DOD et le Département d'État pour chiffrer les coûts de l'opération et déterminer comment les faire endosser par les Européens. »
À ce stade, Vance finit par céder. Mais son hostilité à toute forme d'aide à l'Europe restait manifeste : « Si vous pensez qu'il faut y aller, allons-y. J'en ai juste marre de renflouer l'Europe, encore une fois. » Hegseth – peut-être pour adoucir le camouflet infligé à Vance, dont la position venait d'être écartée – a aussitôt embrayé : « VP : Je partage totalement votre dégoût pour le parasitisme européen. C'est PATHÉTIQUE. »
Difficile de bien comprendre ce qui peut motiver l'animosité de Vance envers l'Europe. L'exaspération américaine face au « parasitisme européen » est ancienne, bipartisane et loin d'être infondée : Barack Obama comme Joe Biden ont, eux aussi, tenté de pousser les alliés des États-Unis à prendre davantage en charge leur propre défense. Même le tristement célèbre discours de Vance à la Conférence de Munich sur la sécurité pourrait, dans une certaine mesure, être lu comme une remontrance brutale, mais au fond bien intentionnée, adressée à un partenaire capricieux. (Les Européens ont eu raison d'être choqués par l'absence quasi totale de référence à l'Ukraine et par le parfum d'hypocrisie qu'a laissé la dénonciation de la censure, venant d'une administration qui la pratique elle-même ; il n'empêche que Vance avait raison de pointer du doigt les atteintes à la liberté d'expression imposées par nombre d'États membres de l'Union européenne.)
Les propos tenus en privé par Vance me paraissent d'une tout autre nature. Ils laissent entendre que son objectif n'est pas simplement de pousser les Européens à prendre en main leur propre défense, ni même de renforcer les forces populistes de droite qu'il perçoit clairement comme les alliées naturelles de Trump sur le continent ; il s'agit, plus fondamentalement, d'affaiblir l'Europe – et de la punir.
Ce qui devrait, réellement, faire peur aux Européens. Ma crainte n'est plus que certains membres clés de l'administration ne considèrent plus l'Europe comme une alliée, mais qu'ils la voient désormais comme une ennemie déclarée.
Si le vice-président des États-Unis rechigne à ordonner une simple frappe aérienne contre les houthis pour rétablir les flux commerciaux mondiaux, on voit mal comment il pourrait plaider en faveur de la défense d'un pays de l'Otan comme l'Estonie en cas d'attaque russe. Et si Vance cherche activement à affaiblir l'Europe, même des actes autrefois jugés impensables – comme l'annexion de territoires appartenant à un allié historique, une idée qui séduit manifestement Trump dans le cas du Groenland – ne relèvent plus du pur fantasme.
Cette édifiante discussion montre que, pour l'instant, Vance ne tient pas la barre au sein de l'administration. S'il a clairement rechigné à soutenir la frappe contre les houthis, ce sont finalement d'autres responsables qui ont eu le dernier mot. L'attaque a bien eu lieu, suivant de près les plans élaborés dans le groupe.
Mais, pour les Européens, il serait extrêmement périlleux de sous-estimer l'influence actuelle de Vance – ou ses perspectives à venir. Dans l'ensemble, Vance a clairement choisi de s'aligner aussi étroitement que possible sur Trump, et son patron semble apprécier cette loyauté. (La tristement célèbre réunion dans le Bureau ovale avec Zelensky a d'ailleurs en partie déraillé parce que Trump a voulu prendre la défense de Vance face aux critiques à peine voilées de son invité.) L'influence du vice-président au sein de l'administration ne doit en aucun cas être minimisée.
Plus largement, à ce stade, Vance est le mieux placé pour succéder à Trump. Les vice-présidents en exercice disposent généralement d'une avance significative dans la course à l'investiture. Et bien que Vance ait été abondamment moqué sur les réseaux sociaux pendant la campagne, il bénéficiait en réalité d'une large popularité auprès de l'électorat américain : le jour de l'élection, son taux de popularité dépassait celui de Kamala Harris, Tim Walz – et même celui de Trump lui-même. Certes, les primaires républicaines de 2028 attireront sans doute une foule de prétendants, et il n'est pas exclu que Trump finisse par adouber un autre candidat – peut-être même son propre fils. Mais à ce stade, Vance doit être considéré comme le favori. (Et compte tenu de l'âge avancé de Trump, rien n'exclut que Vance accède à la présidence avant janvier 2029.)
Cela implique au moins deux choses pour l'Europe. D'abord, le continent a un besoin urgent d'une stratégie Vance. De la même manière que les dirigeants européens ont appris à composer avec Trump, ils doivent désormais se préparer à composer avec Vance.
Ensuite, l'Europe pourrait se retrouver livrée à elle-même bien plus vite – et bien plus durement – que ce que dirigeants et électeurs n'imaginent encore. À ce stade, tout Européen qui part du principe que cette administration volera au secours du continent en cas de besoin se berce d'illusions.
S'il existe une lueur d'espoir dans tout cela, c'est peut-être que l'hostilité désormais flagrante de la Maison-Blanche finira par provoquer un sursaut. Comme je l'ai écrit il y a quelques semaines, l'Europe doit se rappeler une vérité simple : soit elle façonne l'Histoire, soit elle la subit. Si les pays européens veulent éviter de devenir les jouets de Vladimir Poutine, de Xi Jinping – ou de J. D. Vance et Pete Hegseth –, ils doivent amorcer des transformations de fond.
Il ne suffira pas de dépenser davantage pour la défense : il faudra aussi engager de profondes réformes économiques, bâtir des universités de rang mondial et faire du continent un pôle d'innovation crédible dans des domaines technologiques clés, comme l'intelligence artificielle. Ce ne sera en rien une tâche aisée. Mais au moins, le choix est désormais limpide : dépendance abjecte ou réinvention radicale. Et si les dirigeants européens – et leurs électeurs – persistent à fuir cette réalité, ils ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Un récent sondage d'opinion réalisé par More in Common suggère que de nombreux Européens ont une évaluation similaire de la situation. Au Royaume-Uni, environ la moitié des personnes interrogées considéraient encore les États-Unis comme un allié il y a quelques semaines ; mais environ un tiers ont déclaré que le pays n'était ni un allié ni un ennemi. En Allemagne et en France, une pluralité de personnes ont désormais adopté un point de vue plus pessimiste : elles en sont venues à considérer l'Amérique ni comme l'un ni l'autre. Dans ces trois pays, moins d'une personne interrogée sur cinq considère les États-Unis comme un ennemi.
It is a frightening situation. I think you may be right. But i always thought that Europe and America were completely different worlds. The Europeans need to wake up.