L'Europe emprisonne vraiment des gens pour leurs propos en ligne
De l'Allemagne à la Grande-Bretagne, les citoyens sont désormais régulièrement pris pour cible en raison de leurs propos.
Cela fait un peu plus de trois mois que j'ai lancé ce Substack pour partager mes écrits et réflexions avec un public francophone.
Je vous suis très reconnaissant, chers lecteurs, pour votre soutien à un travail qui me tient à cœur et qui, je l'espère, contribuera à nourrir la réflexion, le discours et la participation politiques actuels.
Si vous souhaitez que je continue à partager mes écrits en français, je vous serais reconnaissant de transmettre cette publication à trois amis et de les inviter à s'abonner.
- Yascha
La traduction suivante de mon article original substack en anglais a été publiée le 28 avril dans Le Point. Une version de cet article a été initialement publiée dans The Dispatch.

Imaginez la situation suivante :
La ministre de l'Intérieur d'un pays se targuant d'être une démocratie signale à la police un tas de concitoyens au motif des critiques qu'ils ont exprimées à son encontre alors qu'elle est en fonction. Nombre d'entre eux écopent de lourdes amendes, certains même de peines de prison. Pour protester, un journaliste publie un mème satirique. Il détourne une vraie photo de la ministre tenant une pancarte, qu'il a numériquement modifiée pour qu'elle affiche ce message : « Je déteste la liberté d'expression ». Comme pour illustrer le propos, la ministre saisit de nouveau la police. Le journaliste est poursuivi, jugé au terme d'un procès expéditif et condamné à sept mois de prison avec sursis.
Question : à votre avis, ce pays a-t-il un problème avec la liberté d'expression ?
Vous répondez « oui » ? Dans ce cas, vous devriez sérieusement vous inquiéter de ce qui s'est passé en Europe ces dernières années. Car, comme vous l'avez sans doute deviné, ce scénario n'a rien de fictif : il retrace fidèlement un procès qui s'est récemment tenu en Allemagne. Et loin d'être un cas isolé, cela s'inscrit dans une dynamique plus large, contrairement à ce que pensent la plupart des observateurs dits « avertis ».
Dans la vraie vie, la responsable politique s'appelle Nancy Faeser. Durant ses plus de trois années au pouvoir, cette social-démocrate allait signaler à la police plusieurs citoyens pour l'avoir critiquée sur les réseaux sociaux. Et elle est loin d'être un cas isolé : d'autres membres du gouvernement sortant d'Olaf Scholz se sont montrés encore plus virulents dans leur traque des voix dissidentes.

L'image, modifiée pour remplacer le slogan original « On n'oublie pas » par la mention apocryphe « Je déteste la liberté d'expression » et diffusée par un journaliste affilié à une publication d'extrême droite, a valu à son auteur une condamnation à sept mois de prison avec sursis.
Robert Habeck, leader du parti écologiste, a quant à lui engagé plus de 800 poursuites pénales depuis son arrivée au poste de vice-chancelier en 2021. L'une d'elles visait un retraité qui avait publié sur Twitter une parodie d'une publicité de la marque allemande de shampoing « Schwarzkopf Professional », détournée pour montrer le visage de Robert Habeck – et son épaisse chevelure – sous le slogan « Schwachkopf Professional » (que l'on pourrait traduire par « idiot professionnel »). La police allait perquisitionner son domicile à six heures du matin, saisir son iPad, avant d'engager des poursuites à son encontre.
Peut-être diriez-vous qu'il n'y a là rien de nouveau sous le soleil. Relativement aux normes américaines, les restrictions à la liberté d'expression en Allemagne sont depuis longtemps perçues comme choquantes. Une amie de ma famille en a fait l'amère expérience il y a déjà une vingtaine d'années : même une altercation relativement insignifiante peut déboucher sur un long procès.
Un jour, cette professeure de piano dans un conservatoire, une femme douce et affable d'une soixantaine d'années, se rendait à son travail à vélo. Lorsqu'une voiture lui coupa la route d'une manière à ses yeux dangereuse, elle réagit en adressant un doigt d'honneur au conducteur. Quelques heures plus tard, celui-ci se présentait au portail de son établissement, exigeant qu'elle décline son identité. Au terme de la procédure, un tribunal allait la reconnaître coupable d'« outrage » et lui infliger une amende de plusieurs milliers d'euros.
Depuis, la situation n'a fait qu'empirer. Au cours de la dernière décennie, toute une série de nouvelles lois est venue renforcer encore davantage les restrictions à la liberté d'expression.
D'abord, une loi baptisée Netzwerkdurchsetzungsgesetz (loi sur l'application du droit sur les réseaux sociaux) – comme pour confirmer tous les stéréotypes sur la lourdeur bureaucratique de la langue allemande – a obligé les principales plateformes sociales à intervenir rapidement pour supprimer les contenus jugés illégaux, qu'il s'agisse de discours de haine ou d'insultes personnelles.
Sous la menace d'amendes particulièrement lourdes, des réseaux comme Twitter et Facebook ont préféré censurer tout contenu susceptible de prêter à controverse afin de continuer à opérer dans le pays. Et lorsque Vladimir Poutine a entrepris de renforcer les moyens de marginaliser l'opposition politique en Russie, il a traduit en russe les principaux extraits de la loi allemande, détournant ainsi les critiques contre sa répression de la liberté d'expression en affirmant s'inspirer des démocraties occidentales.
Par la suite, le gouvernement allemand de centre gauche sortant a fait passer un nouvel amendement accordant une protection particulière aux responsables politiques. Ainsi, selon l'article 188 du Code pénal allemand, toute personne adressant une critique à l'encontre d'une personnalité politique sans pouvoir la justifier s'expose à des sanctions aggravées, pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement. C'est en vertu de cette loi que les grandes figures politiques allemandes sollicitent désormais régulièrement l'intervention de la police pour poursuivre des citoyens, qu'il s'agisse de critiques tout à fait honnêtes et légitimes ou de bon vieux trolling sur les réseaux sociaux – comme dans le cas de cet homme ayant publié une parodie inoffensive d'une publicité pour un shampoing mettant en scène Habeck.
De par son histoire, l'Allemagne a façonné une relation particulièrement ambivalente avec la liberté d'expression. À la suite des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, le pays s'est réinventé en « démocratie militante », misant notamment sur l'usage du droit pour contrer les forces extrémistes. Il a ainsi été l'un des premiers États européens à interdire explicitement un large éventail d'opinions radicales, des discours de haine à la négation de l'Holocauste. Mais aujourd'hui, l'Allemagne n'a plus rien d'une exception en Europe. Au contraire, même des pays longtemps fiers de leurs traditions libérales ont suivi son exemple, facilitant de manière tout à fait inquiétante le travail de la police pour interpeller des citoyens « coupables » d'avoir choqué ou offensé.
Fin janvier, six policiers débarquaient au domicile de Maxie Allen et Rosalind Levine, dans le Hertfordshire, au Royaume-Uni. Après un bref échange devant leur plus jeune fille, les agents allaient emmener le couple au commissariat et les placer en garde à vue huit heures durant. L'homme de 50 ans et la femme de 46 ans étaient soupçonnés d'avoir envoyé des « communications malveillantes ».
Les motifs de l'arrestation d'Allen et Levine ont de quoi laisser sans voix. Mécontents du fonctionnement de l'école primaire de leur fille, ils avaient exprimé des réserves sur le processus de recrutement d'un nouveau directeur dans un groupe WhatsApp de parents. Lorsque la direction de l'établissement a eu vent de ces critiques, elle a signalé Allen et Levine à la police locale, qui a rapidement dépêché une demi-douzaine d'agents pour procéder à leur arrestation.
En l'absence de Constitution codifiée, la Grande-Bretagne ne dispose pas d'équivalent au Premier amendement américain. Néanmoins, la protection de la liberté d'expression occupe depuis longtemps une place centrale dans la common law, et le pays s'est toujours enorgueilli de sa tradition de libre pensée. Lorsque j'ai découvert Londres pour la première fois, adolescent, je suis allé en pèlerinage au Speaker's Corner, dans Hyde Park, où j'ai écouté, fasciné, un défilé d'excentriques, de prédicateurs et d'extrémistes exposer leurs idées devant un public parfois médusé.
Mais l'époque où les Britanniques pouvaient s'exprimer librement sans craindre de finir en prison est désormais révolue. Comme dans de nombreux pays européens, tout a commencé par la législation sur les « discours de haine ». En 1986, le pays interdisait la « publication de contenus menaçants ou injurieux visant à attiser la haine raciale », prévoyant des peines de prison lourdes, mais en posant au moins une définition relativement précise de ce qui était prohibé.
Des crimes mal définis
Le tournant est intervenu en 2003, avec l'adoption de la loi sur les communications. Selon l'article 127, toute personne diffusant un message sur un réseau de communication public s'expose à une peine pouvant aller jusqu'à six mois d'emprisonnement si ce message est jugé « gravement offensant », « indécent, obscène ou menaçant », ou encore « faux et envoyé dans l'intention de provoquer une gêne ou une détresse ».
Comme le suggère cette formulation vague, ces crimes sont extrêmement mal définis. Ce qui est considéré comme « indécent » ou « gravement offensant » dépend largement du regard de celui qui le perçoit. Pour aggraver les choses, les citoyens britanniques peuvent être poursuivis pour de tels propos devant des juridictions de proximité, qui traitent en général des affaires mineures, telles que les infractions à l'ordre public ou les délits d'ivresse.
Dans la pratique, la question de l'illégalité est donc tranchée par des policiers mal formés et des juges non professionnels sans aucun bagage juridique officiel. Il est désormais possible – et même assez courant – pour des Britanniques d'être emprisonnés jusqu'à six mois pour avoir tweeté une blague stupide sans jamais avoir affaire à un juge diplômé, ni pouvoir exercer leur droit à un procès devant jury. (Lorsque les accusés sont menacés de peines de prison encore plus longues en vertu de la loi de 1986, ils conservent au moins certains de ces droits procéduraux fondamentaux.)
En raison de ces interdictions générales et de la facilité avec laquelle elles peuvent être mises en œuvre, la Grande-Bretagne est vite devenue l'un des pays d'Europe où l'on poursuit – et emprisonne – le plus pour des paroles. Comme l'a récemment rapporté le Times, « les agents de 37 services de police ont procédé à 12 183 arrestations [en vertu de l'article 127] en 2023 ». Cela représente, en moyenne, plus de 33 arrestations par jour pour des propos tenus en ligne par des citoyens britanniques.1
À l'instar d'Allen et Levine, nombre de ces personnes n'avaient pourtant rien fait de répréhensible. Dans un cas particulièrement frappant, une femme de 21 ans a été poursuivie pour avoir qualifié un footballeur de « nègre » sur les réseaux sociaux – alors qu'elle est elle-même noire. Dans une autre affaire, une grand-mère écossaise a été confrontée à des lois draconiennes instaurant des zones d'exclusion verbale autour des cliniques pratiquant l'avortement. Rose Docherty, 74 ans, brandissait en silence une pancarte portant l'inscription : « La coercition est illégale, je suis là pour parler, seulement si vous en avez envie » ; quatre policiers l'ont aussitôt arrêtée. Dans un autre cas encore, une jeune fille autiste de 16 ans a été malmenée et arrêtée par la police du West Yorkshire, soupçonnée d'homophobie pour avoir dit qu'une policière ressemblait à sa « mémé lesbienne ». (La grand-mère chérie de l'adolescente est effectivement lesbienne.)
Dans d'autres cas, des personnes ayant adopté un comportement, certes, indiscutablement néfaste sur un plan moral, se sont vu infliger des peines sans proportion avec la gravité réelle de leurs actes. En juillet 2024, dans les heures particulièrement chargées d'émotion qui ont suivi le meurtre de trois petites filles par Axel Rudakubana, lors d'un cours de danse inspiré par Taylor Swift à Southport, Lucy Connolly, épouse d'un conseiller municipal du Parti conservateur, publiait un tweet ouvertement raciste : « Expulsion massive et immédiate, mettez le feu à tous les hôtels qui accueillent ces bâtards, je m'en fous… Si ça fait de moi une raciste, c'est le même prix. »
Selon les critères du Premier amendement américain, ce tweet serait probablement protégé au titre de la liberté d'expression. Mais selon les normes britanniques, plus sévères et moins précisément définies, un tel message peut vite conduire à une lourde peine de prison. Et Lucy Connolly fut effectivement condamnée à passer 31 mois derrière les barreaux.
Et les restrictions européennes à la liberté d'expression pourraient bientôt s'étendre encore davantage. Dans l'accord définissant les orientations du prochain gouvernement, la coalition appelée à diriger l'Allemagne pour les quatre prochaines années affirme que « la diffusion délibérée de fausses informations n'est pas couverte par la liberté d'expression » – une norme d'une portée extrêmement large, qui pourrait potentiellement criminaliser aussi bien des mensonges anodins que des déclarations controversées, dès lors que le gouvernement les qualifierait arbitrairement de « désinformation ». En Pologne, une loi récemment adoptée par le Parlement national élargirait considérablement la liste des catégories protégées contre les « discours de haine », incluant désormais l'âge ou le handicap. De plus en plus, l'Union européenne impose aux États membres de censurer leurs propres citoyens.
La loi allemande Netzwerkdurchsetzungsgesetz a servi de modèle à une législation similaire adoptée au niveau européen : pour pouvoir continuer à fonctionner dans l'ensemble de l'Union européenne, les réseaux sociaux doivent désormais supprimer rapidement les publications susceptibles d'enfreindre l'un des 27 ensembles de règles sur les discours de haine définis par les États membres. Par ailleurs, la Commission européenne a récemment proposé d'ajouter les « discours de haine » à la courte liste des « crimes européens » ; si l'UE ne poursuit pas directement les infractions à ces règles, elle impose en revanche à chaque État membre de mettre en place les mesures nécessaires pour le faire.
En imposant des limites aussi strictes et mal définies à la liberté d'expression, l'Europe commet une erreur à la fois morale et pragmatique. Même dans les débats relatifs au Premier amendement, il est inévitable que surgissent des désaccords sur la frontière entre des propos se contentant d'être moralement répréhensibles et d'autres véritablement criminels.
Et bien que je sois personnellement convaincu de la valeur universelle du Premier amendement américain, il est compréhensible que d'autres pays, avec des traditions politiques différentes, puissent adopter une conception légèrement plus large de ce qui relève de l'incitation à la violence ou du moment où des affirmations mensongères franchissent le seuil de la diffamation caractérisée. Il n'en reste pas moins que les restrictions européennes à la liberté d'expression ont depuis longtemps dépassé le cadre d'un désaccord raisonnable : elles sont aujourd'hui si vastes que tous les arguments classiques contre la censure d'État leur sont pleinement applicables.
Les philosophes ont traditionnellement défendu la liberté d'expression en soulignant les effets positifs qu'elle permet de produire.
Comme l'a si bien exprimé John Stuart Mill, toute restriction à la liberté d'expression repose sur la présomption d'infaillibilité du censeur ; pourtant, le destin de certaines des figures les plus illustres de l'Histoire, de Socrate à Galilée, montre que ce qui est tenu aujourd'hui pour indiscutable peut se révéler demain manifestement faux. Aussi, Mill soulignait le risque que représente la censure d'opinions même erronées : si nous sommes incapables de défendre nos institutions démocratiques face à leurs critiques les plus virulentes, nous en viendrons à les vénérer comme des dogmes morts plutôt que comme des vérités vivantes – affaiblissant ainsi leur légitimité et facilitant d'autant, une fois les interdictions levées, l'entreprise de leurs adversaires.
Deux idées qui n'ont jamais été aussi actuelles. Croire que nous sommes plus éclairés et plus tolérants que les censeurs qui persécutèrent Socrate et Galilée serait tentant. Pourtant, au cours de ma propre existence, des gays et des lesbiennes ont été régulièrement licenciés pour avoir simplement révélé leur orientation sexuelle, et les principales plateformes sociales, telles que Facebook et YouTube, ont censuré des publications indiquant que la pandémie de Covid-19 pouvait provenir d'une fuite de laboratoire.
De même, l'argument de Mill sur les « vérités vivantes » m'avait semblé quelque peu théorique lorsque je l'avais étudié à l'université. Mais la facilité avec laquelle, ces dernières années, des personnes de tous bords politiques – et se réclamant pourtant de la démocratie libérale – se sont montrées prêtes à abandonner ses principes fondamentaux révèle à quel point ses inquiétudes sur la fragilité des « dogmes morts » étaient justifiées.
Je comprends néanmoins que les bienfaits de la liberté d'expression puissent paraître secondaires à une époque où la démocratie est gravement fragilisée de par le monde. La menace de la « désinformation » ne l'emporte-t-elle pas sur les avantages du libre débat ? Et n'est-il pas plus essentiel de défendre la démocratie que de s'attarder sur les subtilités de la liberté d'expression ? C'est pourquoi (comme je le développe dans mon dernier livre, Le Piège de l'identité), les arguments les plus convaincants en faveur de la liberté d'expression ne mettent pas tant l'accent sur les bénéfices qu'elle procure que sur les catastrophes qu'engendre son absence.
Hélas, la façon dont les restrictions à la liberté d'expression en Europe ont contribué à affaiblir, plutôt qu'à renforcer, la démocratie en offre une parfaite illustration. L'objectif proclamé des lois contre les discours de haine est de protéger les personnes vulnérables contre les offenses et la victimisation. Mais, par nature, ceux qui déterminent quels propos sont permis et lesquels doivent être interdits – qu'il s'agisse de juges, de responsables politiques ou de dirigeants d'entreprises technologiques – exercent un pouvoir immense. Il n'est donc guère étonnant que nombre de personnes poursuivies pour avoir exprimé une opinion – qu'il s'agisse d'une jeune étudiante noire en Grande-Bretagne ou d'un retraité d'une petite ville allemande – figurent parmi les plus démunis.
Un autre effet pervers des restrictions à la liberté d'expression est qu'elles augmentent considérablement les enjeux liés à l'exercice du pouvoir. L'une des promesses essentielles de la démocratie est que chacun doit pouvoir continuer à défendre ses convictions, même après avoir perdu une élection, ce qui encourage à accepter les règles du jeu dans l'espoir de l'emporter la fois suivante.
Mais si les détenteurs du pouvoir peuvent criminaliser la parole de leurs adversaires, la volonté de jouer selon ces règles risque de s'effriter dangereusement. Ainsi, les restrictions à la liberté d'expression, censées favoriser la modération politique, soufflent souvent de facto sur les braises de l'extrémisme – et l'extension apparemment inexorable de ces restrictions est allée de pair avec l'ascension tout aussi inexorable de l'extrême droite.
L'argument en faveur de restrictions sévères à la liberté d'expression repose implicitement sur l'idée que de telles mesures ont été, par le passé, essentielles à la préservation de nos institutions démocratiques, et qu'elles seraient d'autant plus légitimes aujourd'hui, à l'heure où l'autoritarisme gagne du terrain. Or cet argument relève, à double titre, d'une absurdité historique.
De fait, il repose, à tort, sur l'idée que les échecs passés de la démocratie seraient dus à un excès de liberté d'expression, alors que l'inverse est bien plus conforme à la réalité. La République de Weimar, souvent citée en exemple par ceux qui pensent qu'une « démocratie militante » doit censurer les extrémistes, imposait en réalité des restrictions très sévères à la liberté d'expression. Ce dispositif laissait aux juges une large latitude pour protéger leurs alliés et poursuivre leurs ennemis, alimentant une profonde méfiance envers l'impartialité des institutions démocratiques, accélérant la polarisation et renforçant ainsi le pouvoir de séduction de l'extrémisme.
Et l'argument repose tout autant à tort sur l'idée que les restrictions à la liberté d'expression contribueraient aujourd'hui à stabiliser la démocratie, alors que les faits semblent, là encore, indiquer l'inverse. Au cours des dernières décennies, les pays européens ont considérablement durci les restrictions sur la liberté d'expression, multipliant les limitations imposées aux citoyens et facilitant le recours à l'emprisonnement contre ceux qui contreviennent à ces normes. Dans le même temps, les discours haineux ont pris une place de plus en plus importante dans le débat public, et les extrémistes ont gagné en popularité.
Certes, corrélation ne veut pas forcément dire causalité. Mais il y a de solides raisons de penser que ces deux phénomènes sont liés. La censure ne modifie pas les opinions ; elle tend plutôt à marginaliser des préoccupations légitimes dans l'espace public, compliquant la tâche des forces politiques modérées pour y répondre, sapant la confiance dans l'impartialité des institutions démocratiques et, érigées en martyres, les réduits au silence.
Oui, certains extrémistes brandissent la liberté d'expression pour servir de troubles desseins. Et oui, les violentes critiques de J. D. Vance contre les restrictions européennes à la liberté d'expression avaient un fort relent d'hypocrisie, alors même que l'administration Trump tentait de bâillonner ses propres détracteurs. Mais le fait que des dénonciateurs d'un problème soient peu dignes de confiance ne signifie pas que le problème n'existe pas. Et celui qui s'acharne à prendre systématiquement le contre-pied de figures, comme Vance, leur abandonne, en réalité, le soin de décider pour lui de ce qu'il doit penser.
Les restrictions drastiques imposées par l'Europe à la liberté d'expression ont déjà conduit à de nombreuses et graves erreurs judiciaires. Elles exercent désormais un puissant « effet bâillon » sur la capacité à mener un débat politique vigoureux, lequel suppose la liberté d'exprimer des opinions impopulaires et de tourner en dérision, avec ou sans humour, les figures les plus puissantes de la société. Loin d'aider les pays européens à contenir les extrémistes frappant aujourd'hui aux portes du pouvoir, cet étouffement de la liberté d'expression a sans doute contribué à les ériger en martyrs et à renforcer leur popularité auprès de l'opinion publique.
L'Europe a un sérieux problème avec la liberté d'expression. Plutôt que de multiplier les mesures visant à punir leurs citoyens pour leurs propos, il est temps que des pays comme l'Allemagne et la Grande-Bretagne abolissent les lois profondément illibérales qu'ils ont instaurées au cours des dernières décennies, dans l'indifférence relative de la presse et du public. Pour être fidèles aux principes fondamentaux des démocraties aujourd'hui menacées, les pays européens doivent inverser la tendance – et pleinement restaurer la liberté d'expression.
On notera que le Royaume-Uni comptant 45 forces de police territoriales, le chiffre rapporté par le Times est dès lors inférieur au nombre réel d'arrestations.
Voici la version française du commentaire que j'ai écrit pour la version anglaise de cet article.
Une lecture très intéressante et éclairante pour un Européen comme moi. Les exemples donnés sont alarmants : ils rendent flagrante l’évidence que ce type de censure n’est ni viable ni sain pour la démocratie. Merci de m’avoir ouvert les yeux !
Mais je suis surpris de ne voir aucune mention des algorithmes. Les réseaux sociaux sont inévitables, même pour ceux qui n'y sont pas connectés du tout, car ils ont une forte influence sur le discours général, qui se répercute ensuite dans les médias traditionnels.
Alors que la communication sociale devrait renforcer le tissu social, elle est au contraire contrôlée par des entreprises privées utilisant des algorithmes opaques, guidés par le profit. Cela accentue la polarisation, car ces algorithmes sollicitent notre attention la plus primaire, fondée principalement sur la peur et l’affrontement.
Donc le cocktail liberté d’expression sans bornes + algorithmes est lui aussi toxique à l’extrême — n’est-ce pas évident ? Peut-on encore parler de liberté d’expression dans de telles conditions ?
Hélas, les humains que nous sommes souvent choisissent les solutions de facilité et s’en prennent aux coupables les plus faibles, comme l’Europe le fait dans vos exemples. Censurer des individus, c’est s'en prendre à la mauvaise cible. Peut-être faudrait-il, en Europe comme ailleurs, retrousser ses manches et agir à une toute autre échelle. La communication entre citoyens devrait être un bien public. Peut-on imaginer une agora où la portée des voix de ses membres serait amplifiée ou étouffée par d'obscurs algorithmes ?
J’ajoute ce qui suit à cette version française.
Peut-on imaginer que la qualité de l’eau courante dans les maisons soit modifiée par le propriétaire de la canalisation selon le profil des habitants ?
Sans algorithmes, ou si les algorithmes étaient transparents et ajustables démocratiquement, les voix polarisantes et extrêmes seraient sans doute noyées dans la masse, et l’idée même de les censurer semblerait absurde.
En attendant, on peut considérer ces algorithmes et les sociétés privées qui les contrôlent comme des kidnappeurs de la parole. Pour le dire plus gentiment : des censeurs. Qui avancent masqués.
Quid des propos haineux des masculinistes et des islamophobes sur les réseaux sociaux ? Des appels aux meurtres, aux viols fréquents sur ces plates-formes qui se lavent les mains de leurs responsabilités éditoriales et que l’Europe a obligé à respecter à minima ? Cher Yasha votre vigilance sur la liberté d’expression est remarquable, mais les attaques nettes américaines me paraissent bien plus inquiétantes. En Europe, on interdit pas des listes de mots aux chercheurs et aux institutions gouvernementales, on expurge pas les bibliothèques des livres (y compris les classiques) qui ne plaisent pas au gouvernement. Je vous l’accorde la période est inquiétante, et l’inquiétude vient de la puissance de la Russie et la Chine sur la désinformation sur les réseaux sociaux et de la collusion du gouvernement Trump avec ces puissances violemment anti libérales. Alors comment défend-on la démocratie et nos valeurs sans réguler les attaques de l’intérieur soutenues par nos ennemis extérieurs ?